« En liberté ! » : fantaisie policière par-delà la mort

A 53 ans, Pierre Salvadori a construit en neuf longs-métrages un univers bien à lui. Soutenu fidèlement, depuis ses débuts, en 1993, par la société de production Pelléas, notre homme écrit des comédies instables, où le goût pour la fantaisie et le dérapage loufoque se taillent la part du lion. Un fond assez sombre n’en enrobe pas moins la fable, dans laquelle souvent un personnage doit apprendre à revenir à la vie après une mort (réelle ou symbolique) qui l’atteint au plus près. Deux tueurs à gages dans Cible émouvante (1993). Un suicidé dans Après vous (2003). Une veuve dans De vrais mensonges (2010). Un retiré de la vie pour Dans la cour (2014). La mort a, comme en écho, frappé deux de ses plus fidèles comédiens, Marie Trintignant et Guillaume Depardieu.

L’œuvre affirme ainsi un goût du gouffre qui voisine avec une légèreté joueuse et joyeuse. On voit bien où cet admirateur avéré de la « screwball comedy »(Lubitsch, Capra, La Cava, Hawks en certains points de leur filmographie, et par excellence Preston Sturges) puise son inspiration, tâchant autant que faire se peut de l’adapter au contexte français contemporain. Louable défi, délicieux quand il réussit, par ailleurs non dénué de risques. Mais que serait la vie, et que serait l’art, sans le risque ? C’est aussi bien au sein d’un même film que se ressentent ces variations salvadoriennes.

Antoine (Pio Marmaï) et Yvonne (Adèle Haenel) dans « En liberté ! », de Pierre Salvadori.

Sur les ailes de la fantaisie

Autant de caractéristiques que l’on retrouve dans En liberté !, qui accuse une certaine pesanteur au démarrage, avant de s’envoler sur les ailes de la fantaisie. Yvonne Santi (Adèle Haenel), inspectrice de police, vient de perdreson mari, Jean (Vincent Elbaz, capitaine dans la même maison), mort au champ d’honneur d’une mission périlleuse. L’histoire commence réellement avec la révélation, plus que désagréable, que son mari adoré était un ripoux de la plus belle espèce. Nonobstant la place Jean-Santi inaugurée sans éclat en mémoire du défunt, c’est bien ce double mensonge, intime et institutionnel, que révèle, encore une fois, la mort d’un personnage chez Salvadori, qui n’aime rien tant que lui opposer le « mensonge vrai » de la fiction comme reconquête de la vie.

La belle endeuillée, sur le coup effondrée, va donc s’employer à digérer la nouvelle, c’est-à-dire à la délivrer de son poison et à la redistribuer dans le cours, plus ou moins ordinaire, plutôt moins pour tout dire, de sa vie. Le metteur en scène lui assigne cette mission sur trois plans parallèles. Le premier, et non le moindre, est le récit qu’elle doit désormais proposer à son jeune fils, élevé jusqu’alors dans l’admiration d’un père irréprochable et héroïque.

Le réalisateur a ici la bonne idée de s’inspirer du procédé adopté par Philippe de Broca dans Le Magnifique (1973), consistant à injecter régulièrement une séquence imaginaire entretenant des liens diffus avec la réalité dans le cours du film, l’écrivain miteux interprété par Jean-Paul Belmondo se projetant régulièrement en super-héros de son propre récit. Transposé ici en une histoire racontée à un enfant pour qu’il s’endorme, c’est à chaque fois la même action, celle d’une intervention violente de la police, le capitaine Santi en tête, dans un appartement tenu par d’immondes voyous, mais modulée selon l’état d’esprit de la mère. Cette légende autour du père magnifié, qui arrive toujours dans le cours du film sans crier gare, en voit ainsi de toutes les couleurs.

Le triangle amoureux

Le deuxième plan de la réaffectation vitale de l’encombrant défunt passe par une tentative de réparation posthume. En l’espèce, la libération d’un innocent, délibérément mis sous les verrous par le capitaine Santi pour sauver ses ­arrières. Le type s’appelle Antoine (Pio Marmaï), son séjour derrière les barreaux l’a secoué au point qu’il est devenu dangereusement borderline, sa femme, Agnès (Audrey Tautou), le laisse d’ailleurs pour ainsi dire aussi indifférent que son propre sort, car il ne rêve plus que de commettre le braquage dont il a été injustement accusé. Il reste à Yvonne de tenter de l’accompagner dans sa difficile réinsertion, après l’avoir abordé sans lui avouerni sa véritable profession ni les véritables raisons qui l’ont amenée à lui.

Antoine (Pio Marmaï) et Agnès (Audrey Tautou) dans « En liberté ! », de Pierre Salvadori.

Au troisième plan de la valse, le triangle amoureux. Dévouée à sa tentative de réparation d’Antoine au point de verser dans une proximité épidermique, Yvonne doit également rendre des comptes à ses propres sentiments à l’égard de Louis (Damien Bonnard), ­ex-collègue et ami aux mains propres de son mari, qui la réconforte dans son veuvage et la vénère secrètement depuis toujours. Yvonne est partagée entre ces deux amants comme on pourrait l’être vis-à-vis de ce à quoi l’on se doit et de ce à quoi l’on croit.

Sur la carlingue de cette intrigue chargée, mille scènes et détails insolites dessinent un décor en apesanteur. Un braquage surréaliste en forme de scène de ménage en costumes donjon. Des vigiles qui y assistent fascinés sur leur écran de télésurveillance. Un running gag de serial killer qui implore ­vainement les flics de l’arrêter. Une magnifique balade en train fantôme qui transfigure la carte de Tendre. Un policier fou amoureux qui accueille les déclarations d’homicides avec la banane. Il s’agit ici, on l’aura compris, de tout détourner de sa route pour mieux retrouver le vrai chemin, celui qui mène à l’imagination et nous soulage du poids insupportable que pèse le réel.

Le monde.fr

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