L’Espagne, pionnière de la lutte contre les violences de genre

La Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes a lieu dimanche. À cette occasion, des manifestations et des marches se tiendront dans toute l’Espagne, où la lutte contre la violence de genre est une grande cause nationale depuis 2003. Il y a quatorze ans, une loi a introduit d’importantes réformes. Système judiciaire, leviers financiers, traitement médiatique : tour d’horizon des mesures qui font de l’Espagne un pionnier européen dans ce combat.

Il y a quinze ans, face à la hausse des violences conjugales contre les femmes, le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero proposait des mesures pionnières dans le monde. La loi organique du 28 décembre 2004 a fait du combat contre les « violences machistes », le terme consacré en Espagne, une grande cause nationale, encore en vigueur en 2018. L’Espagne se dote alors d’un système judiciaire inédit en Europe : des bureaux d’aide aux victimes sont mis en place, avec des assistances juridique et psychologique gratuites. Des tribunaux spécialisés sont créés, dotés de compétences civiles et pénales.

Justice spécialisée

Or, ces 106 tribunaux ne jugent pas tous les cas de violences domestiques – qui peuvent être exercées indifféremment par un homme ou par une femme. Seules les affaires de violences faites aux femmes par leur conjoint ou ex-conjoint parviennent jusqu’à ces cours spéciales.

Pour la juge Maria Jesus Lopez Chacon, qui exerce dans l’une d’elles, l’avantage des tribunaux spécialisés tient en leurs prérogatives, bien supérieures à celles octroyées aux autres magistrats : « Même si la victime ne porte pas plainte, l’État espagnol peut le faire à sa place, pour peu qu’il y ait des témoignages jugés probants. Souvent, la plainte est déposée par l’État lui-même après une intervention policière dans la rue ou au domicile du couple, après un signalement des voisins. »

Et si la victime décide de retirer sa plainte « de peur de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants » par exemple, raconte Maria Jesus Lopez Chacon, les juges peuvent malgré tout estimer qu’elle est en danger. Ils ont alors la possibilité de prononcer des mesures d’éloignement, une détention provisoire ou d’imposer un bracelet électronique à l’agresseur. La rapidité des procédures, elle, fait des envieux au-delà des Pyrénées : 72 heures maximum pour une instruction, 15 jours pour un procès dit « rapide ».

Budget XXL

Si les gouvernements successifs se sont emparés de cette question, c’est aussi parce que le nombre d’associations grossit chaque année. En faisant pression sur les responsables politiques depuis les années 1980, le tissu associatif a obtenu régulièrement des engagements concrets. En 2017, les mobilisations ont permis la création d’un pacte national sur la violence conjugale, au budget conséquent : 200 millions d’euros à répartir entre les différents ministères, les régions et les villes. L’enveloppe doit permettre la mise en place de 213 mesures, dont le financement des pensions pour les orphelins de la violence domestique.

Mais le tournant dans la lutte contre les violences de genre en Espagne remonte à plus de vingt ans. En 1997, Ana Orantes décide de témoigner de quarante années de sévices à la télévision. Elle y dénonce les violences infligées par son ex-mari, qui vit toujours sous le même toit qu’elle. Trois jours plus tard, il l’asperge d’essence et la brûle vive dans le jardin.

L’affaire bouleverse les Espagnols et, conséquence directe, le Code pénal est réformé en 1999. Il permet que des mesures d’éloignement soient être mises en place pour protéger les femmes victimes d’abus et que la violence psychologique soitt prise en compte lors des procès.

Autocritique des médias

Ce meurtre ébranle également les journalistes, qui commencent à s’interroger sur le traitement médiatique des violences de genre. Ana Orantes est la 59e femme assassinée par un conjoint ou ex-conjoint en 1997. Ce 59e cas aura un nom et un visage, et chaque meurtre de femme sera désormais rapporté avec soin dans tous les médias du pays : presse écrite, radio et télévision.

Avec ses 323 000 abonnés sur Twitter, Pepa Bueno est une journaliste très suivie en Espagne. Son programme radio, « Hoy por Hoy » (« Jour après jour »), est le plus écouté dans le pays. Elle explique que le meurtre d’Ana Orantes a permis aux médias espagnols d’opérer leur autocritique vingt ans avant leurs homologues étrangers : « Avant 1997, les meurtres de genre se trouvaient dans la rubrique des faits divers, où il y avait les accidents, les catastrophes naturelles, et puis, en marge, une femme assassinée par son mari. Eh bien non, cela n’a rien à voir. Cela répond à un problème structurel qui est celui de l’inégalité. Ce n’est pas un simple accident ».

La journaliste s’étonne du retard pris par les autres pays européens : « Je vois encore beaucoup de titres, à l’étranger, qui disent : ‘Une femme tuée par son mari car il avait bu’ ou encore ‘Une femme tuée par son copain car elle avait été infidèle’. Toutes ces choses qui atténuent la responsabilité d’un tueur n’existent plus chez nous ».

Des mesures « insuffisantes »

Pour autant, la journaliste admet que les mesures prises par l’Espagne ces vingt dernières années sont loin d’être suffisantes. En ligne de mire, notamment, la fameuse justice spécialisée. « Les magistrats qui traitent des violences commises contre les femmes ne sont pas assez formés. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la vice-présidente du tribunal constitutionnel elle-même ! », insiste Pepa Bueno. Pour exercer dans les tribunaux spécialisés, il faut en effet simplement suivre une formation supplémentaire de dix jours. Ce qui interroge en Espagne, où les incidents qui embarrassent le pouvoir judiciaire s’accumulent.

En octobre, une vidéo a défrayé la chronique. On y voyait un juge spécialisé dans les violences faites aux femmes insulter une présumée victime en son absence, juste après son audition. Après l’avoir traitée de « fille de pute » notamment, le juge a fait quelques commentaires à l’attention de ses collègues : « Vous allez voir la tête qu’elle va tirer quand elle s’apercevra qu’elle devra confier ses enfants au père ». Depuis, la justice s’est saisie de l’affaire.

« La meute »

En 2018, c’est le verdict d’une affaire d’agression sexuelle en réunion qui va déclencher la fureur des citoyens dans tout le pays. À l’été 2016, des Sévillans âgés de 27 à 29 ans, qui se faisaient appeler « la meute », s’étaient filmés en train de violer une jeune femme pendant les fêtes de la San Fermin, à Pampelune. Ils s’en étaient ensuite vantés sur les réseaux sociaux. Le verdict, qui les a condamnés à neuf ans de prison au lieu des 22 ans requis, a mobilisé des centaines de milliers d’Espagnols dans la rue. La question du consentement, au cœur d’un procès qui retiendra le terme d' »abus » et non de « viol », a entraîné un mouvement citoyen réclamant une réforme du Code pénal. Une pétition recueillant plus d’un million de signatures en quelques jours a réclamé, elle, l’inhabilitation des juges ayant disculpé les cinq hommes des charges de viol.

« NOUS LES FEMMES, NOUS SAVONS AUJOURD’HUI QUE SI CINQ HOMMES NOUS ENTOURENT, NOUS UTILISENT COMME UNE CHOSE, L’ENREGISTRENT ET EN RIENT, PUIS NOUS ABANDONNENT… CE N’EST PAS UN CRIME »

Cette vague de protestation a conduit le gouvernement de Mariano Rajoy à constituer une commission pour réfléchir à la notion de consentement dans le Code pénal. À l’annonce de cette mesure, nouveau tollé : la commission est constituée à 100 %… d’hommes.

Au sein même des juristes, on s’interroge. À l’Observatoire de la violence domestique et du genre, dépendant du pouvoir judiciaire, la présidente Angeles Carmona souhaiterait une amélioration de la loi de 2004 : « Il faudrait que la justice spécialisée dans la violence contre les femmes soit élargie à tout type de violence et pas seulement dans le contexte de couple ». Un élargissement qui permettrait, selon elle, de sensibiliser les juges aux cas de viols et d’abus commis hors du cadre conjugal.

Les critiques contre la classe politique et la justice espagnoles sont chaque année renforcées par les statistiques, qui tiennent un compte méthodique des meurtres de femmes dans le contexte conjugal. En 2018, 44 femmes ont déjà été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en Espagne. Si les statistiques continuent de choquer dans le pays, elles sont pourtant loin d’atteindre les tristes records des autres pays européens. En France notamment, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son partenaire ou ex-partenaire.

France 24

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