Ex-Yougoslavie: les monuments antifascistes sont malmenés

Près de quarante ans après la mort du maréchal Tito, les historiens se penchent sur un héritage de l’époque yougoslave en danger. Les « spomeniks », des mémoriaux antifascistes parfois considérés comme des chefs d’œuvre, sont en partie négligés par les autorités quand ils ne sont pas saccagés par des groupuscules ultranationalistes.

Une pose, un sourire figé et la photo est prise. Une touriste s’immortalise devant le cimetière des partisans à Mostar (Bosnie-Herzégovine), une œuvre monumentale réalisée par le célèbre architecte Bogdan Bogdanović. Mais un intrus gâche son cliché souvenir : une croix gammée blanche. Il y en a des dizaines dans tout le parc mémoriel, attaqué régulièrement par des mouvements néofascistes. Ce patrimoine exceptionnel a été abandonné pendant des années avant un sursaut de la municipalité.

Au printemps 2018, des ouvriers ont été envoyés pour effacer les graffitis nazis sur ce monument dédié aux résistants de la Seconde Guerre mondiale. « C’est toujours une cible pour les fascistes. Je crains que ce projet de nettoyage ne soit dû qu’à la période pré-électorale [octobre 2018, ndlr], et que tout s’arrête ensuite », s’inquiète Sead Đulić, ancien militaire de l’armée yougoslave et président du conseil des antifascistes et des combattants de la guerre de libération nationale, interrogé par RFI.

Le cimetière des partisans est un « spomenik », mémorial en serbo-croate, parmi les plus connus d’ex-Yougoslavie, inauguré par le maréchal Tito en 1965. Ces milliers de monuments, construits principalement des années 1960 aux années 1980, font partie du mythe fondateur de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, attirant des foules de citoyens avant la guerre de dislocation.

Créées par les plus grands artistes et architectes de l’époque titiste, ces oeuvres sont implantées sur les lieux d’exécution de masse, sur des champs de bataille, sur d’anciens camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale ou sur des lieux symboliques pour le parti communiste. On en trouve dans chaque ville et village, parfois en rase campagne. Il peut s’agir de simples plaques commémoratives, de bustes, mais les plus réputées sont des œuvres architecturales colossales, réalisées dans un style très abstrait.

Ces œuvres font la fierté des uns comme elles exacerbent les tensions dans les zones les plus nationalistes. Depuis 2012, le photographe italien Alberto Campi parcourt les Balkans pour recenser ces géants de béton, d’aluminium, de bronze ou encore de granit, dans le cadre de son projet +38. En Serbie, en Bosnie-Herzégovine et en Croatie, il s’intéresse notamment aux mémoriaux endommagés.

Certains sont dans un piteux état, malgré leur importance historique. Lors de la guerre de dislocation de la Yougoslavie, dans les années 1990, ces monuments symbolisant l’idéal d’unité et de fraternité yougoslave ont été pris pour cible. Difficile de savoir combien il en reste précisément aujourd’hui. Face aux enjeux mémoriels, des historiens des Balkans ont initié récemment un projet de recherches transfrontalier, intitulé les « Monuments (in)appropriés ». Un véritable tournant.

Cette nouvelle génération de chercheurs, d’historiens ou architectes, élaborent une base de données régionale pour recenser les milliers de vestiges, afin de mieux les préserver. « Certains ont été endommagés pour différentes raisons. D’un côté, pour des raisons économiques. Des personnes en grande précarité peuvent gagner de l’argent en volant les matériaux recyclables comme le cuivre », détaille l’historienne de l’art Vladana Putnik Prica, à l’université de Belgrade en Serbie. « D’un autre côté, il y a une négligence globale de notre société envers ces monuments, car il y a une tendance révisionniste de l’histoire, qui remet en question les partisans et les communistes, qui considère que l’époque communiste était mauvaise pour notre société ».

Dans les zones des Balkans où le nationalisme est fort, ces vestiges d’une utopie socialiste sont au cœur de tensions politiques. Dans le village d’Ostra, au cœur de la Serbie, une église orthodoxe a été construite devant le mémorial, laïc, cachant en partie l’immense sculpture en aluminium créée par le sculpteur Miodrag Živković.

A l’est de la Croatie, une bataille idéologique se livre autour du monument aux morts de Jasenovac, bâti sur un ancien camp de concentration considéré comme l’« Auschwitz croate » et représentant une gigantesque fleur de pierre. Depuis trois ans, les associations juives, antifascistes, les minorités serbes ou roms, refusent de commémorer la libération du camp avec le gouvernement de droite nationaliste. Elles lui reprochent sa passivité face aux tendances révisionnistes en Croatie. En 2016, l’installation d’une plaque par une association d’anciens paramilitaires, reprenant le slogan des oustachis pronazis « Za dom Spremni », « Prêts pour la patrie », a mis le feu aux poudres. La plaque a été éloignée du site, mais le gouvernement ne l’a pas interdite.

En Bosnie-Herzégovine, près de la commune de Prozor, un inconnu a fait exploser le plus grand mémorial de la zone à la dynamite, en 2000. Cette sculpture antifasciste représentait un immense poing levé blanc. Il ne reste que le squelette de l’œuvre et des blocs de béton retombés tout autour. « Quand nous avons perdu ce monument, nous avons tout perdu. Nous avons perdu notre dignité », s’emporte un habitant, nostalgique de la Yougoslavie. « Economiquement aussi, on y perd. On aurait pu avoir des touristes ».

Fait nouveau, ces oeuvres hors normes attirent de plus en plus l’attention des touristes internationaux. Leurs photographies deviennent virales sur les réseaux sociaux. Au printemps 2018, l’agence américaine Atlas Obscura a même lancé son premier circuit touristique autour des spomeniks, entre Belgrade, Zagreb et Sarajevo. Une nouvelle forme de « tourisme noir » assumé.

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