Burkina Faso : Sankara, le passé qui ne passe pas

C’est l’histoire d’un meurtre non élucidé qui, depuis presque trente ans, hante le Burkina et pour lequel Blaise Compaoré pourrait un jour devoir rendre des comptes. Que risque-t-il vraiment ? Enquête.

Le fantôme de Thomas Sankara n’a sans doute jamais été aussi présent dans l’esprit de Blaise Compaoré. Après avoir entravé l’enquête sur l’assassinat de son « frère » tout au long de ses vingt-sept ans de règne, l’ancien président burkinabè, destitué par la rue ouagalaise le 31 octobre 2014, se retrouve seul face à son passé. Il a beau avoir trouvé refuge en Côte d’Ivoire, il est, à 65 ans, dans le viseur d’une justice qu’il ne contrôle plus et qui entend bien lui faire rendre des comptes.

S’il n’a cessé de nier son implication dans l’opération commando qui a coûté la vie au leader de la révolution, le 15 octobre 1987, Compaoré a toujours été considéré comme le suspect numéro un dans cette affaire qui tient le Burkina en haleine depuis trois décennies. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par la justice militaire burkinabè, il est pour l’instant protégé par son ami de longue date Alassane Ouattara.

Mais jusqu’à quand ? Toutes proportions gardées, la récente condamnation de l’ex-président tchadien Hissène Habré à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité est là pour le rappeler : peu importe leur puissance passée, peu importe le temps qui s’est écoulé, les anciens chefs d’État du continent peuvent dorénavant être jugés et condamnés.

Que lui reproche-t-on ?

Les faits remontent au 15 octobre 1987. En milieu d’après-midi, Thomas Sankara est en réunion avec sa garde rapprochée au Conseil de l’entente, l’épicentre du régime sankariste, à Ouagadougou. Vers 16 h 30, des hommes en armes font irruption autour du bâtiment. Ils abattent « Thom Sank » puis douze de ses collaborateurs à bout portant. Leurs corps seront enterrés en catimini, de nuit, à la périphérie de la capitale.

Six des assaillants étaient des militaires du Centre national d’entraînement commando (CNEC) de Pô et obéissaient aux ordres du fidèle adjoint de Blaise Compaoré, Gilbert Diendéré. Ce dernier, qui ne s’est exprimé qu’une seule fois sur ces événements, affirmera que le but était d’arrêter Sankara, pas de le tuer. À l’entendre, l’opération aurait mal tourné. De son côté, Compaoré était officiellement souffrant et à son domicile au moment des faits.

A-t-il ordonné à ses subordonnés d’exécuter Sankara ? Il l’a toujours nié, affirmant même s’être « mis en colère contre les responsables du carnage ». A-t-il, comme d’autres le pensent, perdu le contrôle de la situation ? Aujourd’hui encore, le mystère reste entier, et François Yaméogo, le juge d’instruction chargé de l’enquête au tribunal militaire de Ouagadougou, est bien décidé à entendre la version du président déchu, formellement inculpé d’assassinat et de recel de cadavres.

Le 4 décembre 2015, la justice a émis un mandat d’arrêt international à son encontre. Conformément aux usages en pareilles circonstances, ce mandat a été notifié à Interpol puis transmis aux autorités ivoiriennes par canal diplomatique.

Peut-il être extradé ?

Sauf retournement de situation, tout laisse penser que Blaise Compaoré n’est pas près de quitter sa confortable villa du quartier de Cocody-Ambassades, à Abidjan.

D’abord parce que le président ivoirien est un vieux compagnon de route de Compaoré, à qui il doit beaucoup. Il l’a accueilli au lendemain de sa chute et n’a visiblement pas l’intention de le laisser tomber. Voilà qui rend très improbable une extradition, d’autant qu’Interpol refuse habituellement d’appliquer les mandats d’arrêt internationaux émis par des juridictions d’exception, dont font partie les tribunaux militaires. La Côte d’Ivoire pourrait aussi faire valoir que, pour les crimes qui lui sont reprochés, Blaise Compaoré (qui a acquis la nationalité ivoirienne) encourt la peine de mort, même si celle-ci n’est plus appliquée depuis des années au Burkina.

Si les Ivoiriens refusent de l’extrader, rétorquent plusieurs responsables burkinabè, ils seraient alors tenus de juger Compaoré sur leur territoire, en vertu d’une convention d’entraide judiciaire signée le 30 juillet 2014. Mais est-ce vraiment envisageable ? « Tout n’est qu’une question de volonté politique, résume Me Prosper Farama, l’un des avocats de la famille Sankara. En février, les autorités ivoiriennes ont bien extradé l’adjudant-chef Moussa Nébié [l’un des meneurs du putsch manqué contre le régime de transition burkinabè, en septembre 2015]. »

À Ouaga, un autre scénario commence à émerger : celui d’un procès par contumace. « Les gens exigent la vérité et la justice. Un procès avec ou sans Blaise Compaoré demeure un procès », affirme une source proche du dossier. Cette solution permettrait notamment d’assurer une procédure rapide, conformément au souhait de Roch Marc Christian Kaboré.

Début juin, le commandant Alioune Zanré, le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire (l’équivalent du procureur), a d’ailleurs affirmé devant la presse que les procès dans cette affaire et dans celle du coup d’État manqué de septembre 2015 devraient débuter « d’ici à la fin de l’année 2016 ».

 ARCHIVES JEUNE AFRIQUE

Qu’en pensent Kaboré et Ouattara ?

Bien que le président burkinabè et son homologue ivoirien entretiennent des relations cordiales depuis de longues années, l’exil doré de Blaise Compaoré au bord de la lagune Ébrié constitue un point de crispation entre Ouaga et Abidjan. Réputé pour son sens du consensus, Kaboré tente de jouer l’apaisement. Il n’en reste pas moins soumis à la pression de son opinion publique et de la famille Sankara, qui continue de se battre pour obtenir la condamnation des coupables. « Nous voulons savoir ce qui s’est passé, martèle Mariam Sankara, la veuve de Thomas. Blaise Compaoré a profité de cet assassinat et doit donc être jugé. »

Selon l’entourage du président burkinabè, et contrairement à ce qui se murmure des deux côtés de la frontière, aucun « deal » n’a été passé avec Abidjan. Kaboré n’aurait pas l’intention de négocier le sort de son prédécesseur. « Il n’y a pas de débat : Compaoré ne bénéficiera d’aucune impunité. S’il rentre au Burkina, ce sera pour répondre de ses actes », assure un collaborateur du chef de l’État.

Début juin, l’annonce par la justice burkinabè qu’elle renonçait au mandat d’arrêt international contre Guillaume Soro, le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, suspecté de soutien au putsch manqué, a toutefois rappelé une chose : à un tel niveau, les procédures judiciaires peuvent se faire et se défaire au gré des intérêts politiques ou diplomatiques des uns et des autres…

Malgré la fermeté affichée à Ouagadougou, les responsables burkinabè savent parfaitement qu’Alassane Ouattara n’extradera pas son ami Blaise. Les deux hommes se voient régulièrement à Abidjan, et l’ancien président burkinabè est souvent convié à venir se détendre dans la résidence du chef de l’État ivoirien à Assinie, station balnéaire huppée proche de la capitale. Et quand Ouattara quittera le pouvoir, en 2020 ? Tout dépendra de son successeur. « Ouattara finira par partir. Et tôt ou tard, Blaise devra faire face à son passé », glisse un cadre de l’exécutif à Ouaga.

Où en est l’enquête judiciaire ?

Plus d’une cinquantaine de personnes ont été entendues par le juge Yaméogo depuis la réouverture de l’enquête, en mars 2015. Douze personnes ont été inculpées, dont plusieurs militaires accusés d’avoir participé à l’opération du 15 octobre 1987.

Ils sont actuellement détenus à la Maison d’arrêt et de correction des armées (Maca), tout comme le général Gilbert Diendéré, inculpé d’assassinat et de recel de cadavres. En revanche, Hyacinthe Kafando, ex-chef de la garde rapprochée de Blaise Compaoré et meneur du groupe qui a assassiné Sankara, n’a jamais répondu aux convocations du juge. Il aurait fui le pays et est visé par un mandat d’arrêt international.

Enfin, après l’échec des premières analyses d’échantillons ADN prélevés dans la tombe présumée de l’ancien leader de la révolution, en mai 2015, sa famille et ses avocats ont sollicité une contre-expertise auprès de la justice militaire. Celle-ci devrait être réalisée dans les semaines à venir dans un laboratoire suisse ou espagnol.

Compaoré est-il inquiet ?

Ceux qui l’ont vu ces derniers mois l’assurent : l’homme est serein. Il s’attendait à ce qu’une telle procédure voie le jour après avoir quitté le pouvoir et a encore, outre la protection ivoirienne, quelques cartes en main. « Il sait très bien que certains dirigeants actuels du Burkina, à commencer par Salif Diallo [le président de l’Assemblée nationale], qui était l’un de ses bras droits, n’ont pas intérêt à trop remuer les affaires du passé », explique un bon connaisseur de la politique burkinabè.

Compaoré sait aussi qu’il peut faire confiance au général Diendéré. D’après tous ceux qui l’ont fréquenté, cet homme de principes, qui a toujours fait preuve d’une fidélité sans faille envers l’ex-président, devrait rester muet si on l’interroge sur l’implication de son ancien patron.

« Blaise Compaoré a adopté une stratégie du déni, conclut une source proche de l’enquête. Il fait comme si cette procédure judiciaire n’existait pas et compte sur ses nombreux appuis politiques pour s’en sortir. » Mais ses adversaires jurent que cela ne l’empêchera pas d’être un jour jugé.

Ce que l’on sait du juge Yaméogo

Ancien officier de police judiciaire, l’homme est discret et ne communique pas. Il est juge d’instruction au tribunal militaire de Ouagadougou depuis 2006.Il a, à plusieurs reprises, officié en tant que conseiller pour la Monusco en RD Congo,puis pour la Minusma au Mali.Il est chargé de l’enquête sur l’assassinat de Sankara depuis qu’elle a été relancée par le régime de transition, EN mars 2015.il est, à ce jour, le seul juge d’instruction du tribunal militaire à ne pas avoir été limogé par Roch Marc Christian Karobé.

Source:jeune afrique

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