Chantiers titanesques, infrastructures modernes, attractivité économique… Pour les Tunisiens, le Maroc – à l’exemple de la ville du détroit de Gibraltar – est de prime abord un modèle de réussite.
Sagement alignées à l’extérieur de l’atelier de maintenance de l’ONCF, la compagnie marocaine des chemins de fer, une dizaine de motrices d’un éclatant gris métallisé baignent dans le soleil de la gare de Tanger. Elles équiperont la future LGV (ligne à grande vitesse) qui reliera la ville à Kenitra, 200 km plus au sud, premier tronçon d’un réseau TGV long de 1 500 km, une première en terre africaine.
Une ville pauvre modernisée
La mise en service est prévue en 2018. Cet investissement de 3 milliards d’euros flatte légitimement l’orgueil de tout habitant du royaume. Il symbolise aussi un formidable bond en avant en matière d’infrastructures et de technologie, et il donne de la substance au récit de « l’émergence du Maroc ». La région de Tanger, épicentre de ce Nord frondeur et rebelle, longtemps délaissé par la monarchie hassanienne, vit une transformation impressionnante depuis l’avènement de Mohammed VI.
Une zone franche, qui a entraîné la création de 70 000 emplois, un port en eau profonde sur la Méditerranée (Tanger Med), l’autoroute, l’aéroport et, bientôt, la LGV ont contribué à faire de la ville du détroit de Gibraltar un véritable hub industriel entre l’Europe et l’Afrique.
Sur le front de mer, la Corniche, hérissée de buildings et de malls, a maintenant des faux airs de Dubaï et témoigne de l’incroyable boom de l’immobilier que l’on observe un peu partout dans les grandes métropoles que sont Casablanca, Rabat, Marrakech ou Tanger. Je ne reconnais plus cette ville que j’avais arpentée il y a douze ans, au lendemain des terribles attentats de la gare d’Atocha, à Madrid (191 morts), à la recherche des familles des terroristes.
Jamel Zougam, le principal accusé, ainsi que ses complices présumés étaient en effet tous originaires du bidonville tangérois de Beni Makada. C’était une époque où l’on parlait encore du « miracle économique tunisien » et où l’on spéculait volontiers sur l’avenir de la monarchie « féodale », en s’interrogeant à voix haute sur la capacité du nouveau roi à tenir un royaume aux fondations minées par la pauvreté et l’islamisme radical.
Tanger est à la fois une vitrine et un miroir déformant de la modernité marocaine
Aujourd’hui, cinq ans après la révolution qui a déboulonné Zine el-Abidine Ben Ali, les rôles se sont inversés. Des images me viennent à l’esprit, celles des ordures et des déchets qui jonchent les rues de Tunis ou de Sfax, de la saleté omniprésente, des étals et constructions anarchiques qui défigurent ces villes et leurs abords. Elles contrastent cruellement avec ce que je vois de Tanger.
Les trottoirs sont propres, les espaces verts bien entretenus par des armées de cantonniers en uniforme. Évidemment, le roi est en villégiature dans la région, ceci expliquant peut-être cela. Et je sais qu’il faut nuancer : Tanger est à la fois une vitrine et un miroir déformant de la modernité marocaine, et sa prospérité a aussi des causes inavouables (nul besoin de faire un dessin : nous sommes dans le Rif). Mais, malgré tout, quelle différence !
Fin novembre, la Tunisie accueillera la Conférence internationale sur les investissements dans l’espoir de mobiliser des fonds pour toucher les dividendes de la démocratie et faire repartir son économie, en plein marasme. Le Maroc, lui, n’attend pas. Il est devenu une destination industrielle phare pour les géants de l’automobile (Renault-Nissan, Peugeot), de l’aéronautique ou de l’énergie.
Une avance indéniable sur la Tunisie
Le match séculaire qui opposait les deux nations maghrébines, positionnées sur les mêmes créneaux et disposant des mêmes avantages comparatifs, semble avoir tourné – définitivement ? – à l’avantage de la monarchie chérifienne.
Et que dire du tourisme, secteur en voie de disparition du côté tunisien après les terribles attentats du Bardo et de Sousse ? « C’est fini, nous ne les rattraperons plus », m’affirmait, désabusé, un chef d’entreprise tunisien ayant un pied dans chacun des deux pays. Pourtant, le coût du travail est presque deux fois plus élevé au Maroc qu’en Tunisie, avec un smic aux alentours de 220 euros et des ouvriers spécialisés qui peuvent gagner jusqu’à 50 % de plus en raison de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée.
La qualité des infrastructures, des relations sociales plus pacifiées et la stabilité politique expliquent cet attrait qui ne se dément pas. Inversement, les grandes entreprises marocaines, à l’instar de la banque Attijari ou de la RAM, sont parties, depuis plus d’une décennie, à la conquête des marchés africains quand leurs consœurs tunisiennes préféraient le confort douillet de leur marché domestique.
Pourtant, la réussite marocaine, dont les signes sont visibles à l’œil nu, ne se reflète pas dans les chiffres. La machine connaît des ratés, et la croissance ne tourne pas à plein régime. De 4,7 % en 2015, elle retombera à 1,5 % à la fin de cette année, soit à peine de quoi compenser l’accroissement naturel de la population. Le rythme de l’activité demeure extrêmement volatil et fortement tributaire… de la production agricole !
La célèbre formule attribuée à Lyautey – « Gouverner, c’est pleuvoir » –, vieille de près d’un siècle, n’a pas pris une ride. Si le dirham se maintient, contrairement au dinar tunisien, qui a dévissé depuis la révolution en perdant presque 30 % de sa valeur, les fondamentaux macroéconomiques marocains indiquent des fragilités réelles. La dette publique du royaume est nettement supérieure à celle de la Tunisie.
Certes, les deux situations ne sont pas comparables : l’endettement de la Tunisie a augmenté de presque 50 % depuis 2010 et a servi à soutenir la consommation (de produits importés) et à financer l’expansion de la masse salariale de la fonction publique. Cette folie dépensière aura été strictement improductive sur le plan économique.
Le Maroc, au contraire, a fait dans le durable. D’après la Banque mondiale, le pays serait dans le trio de tête des nations en ce qui concerne le niveau d’investissement rapporté au PIB (28 %, soit juste après la Corée du Sud et la Chine). Mais cette belle performance est en soi problématique, car les effets escomptés n’ont pas été au rendez-vous. Cet effort d’investissement colossal n’aurait généré qu’un petit 3,2 % de croissance annuelle moyenne sur la période 2000-2014, selon le Haut-Commissariat au plan.
« La dette s’est accrue onze fois plus rapidement que l’activité économique qu’elle est censée générer », conclut le mensuel Économie & Entreprises dans sa livraison de juillet. Désespérant !
Comme la Tunisie, le Maroc fait face de surcroît à des défis socio-économiques redoutables. Certains sont bien connus, comme le chômage, la question des diplômés-chômeurs (c’est ici que l’expression a été forgée par les « sit-inners » qui manifestaient chaque vendredi devant le Parlement, à Rabat) et l’inclusion des femmes dans le marché du travail. La remise à niveau du système d’enseignement public, qui est à l’agonie, est aussi urgente dans les deux pays.
Mais le sujet le plus préoccupant, à long terme, n’est pas forcément celui dont on parle le plus : l’équilibre des caisses de retraites, bouleversé par la transition démographique, qui suppose tout à la fois un allongement de la durée des cotisations et de l’âge du départ, et une baisse du « taux de remplacement » (en Tunisie, il représente 90 % du dernier salaire perçu, c’est l’un des mécanismes de couverture les plus généreux du monde).
La République tunisienne et le royaume chérifien, aux destins à la fois si différents et si proches, vont devoir l’une et l’autre réinventer leur modèle et négocier des caps périlleux d’ici à 2020. Le chemin de l’émergence est encore long.
Source:jeuneafrique.com