Que reste-t-il du vent de contestation populaire qui s’est levé en 2011 dans les pays arabes, du Maroc au Yémen ? Alors que les rêves de changement ont été balayés par des crises politiques profondes et par l’hydre jihadiste, l’heure est à la « reprise en main » contre-révolutionnaire.
Il y a sept ans, le 17 décembre 2010, un jeune marchand de légumes tunisien s’est immolé par le feu, sacrifice offert au seul apaisement de son désespoir. Le geste du martyr sans cause a libéré de leurs peurs des millions de ses frères arabes qui se sont soulevés contre les pouvoirs autoritaires dont la pérennité était vue, de loin, comme un gage de leur solidité. De janvier à mars 2011, six pays, la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye et la Syrie, entraient en révolution quand d’autres régimes – en Algérie, en Arabie saoudite, en Jordanie et au Maroc – parvenaient in extremis à conjurer la menace.
L’embrasement causé en ce début de 2011 par l’allumette du petit vendeur de Sidi Bouzid était aussi peu anticipé que l’incendie dantesque qui, sept ans plus tard, n’en finit plus de consumer le monde arabe et dont les flammèches retombent sur les cinq continents. Qu’en sera-t-il demain ?
Plus que l’hyperterrorisme du 11 septembre 2001, plus que la crise cataclysmique des subprimes de 2007-2008, ce que les médias internationaux ont rapidement appelé le Printemps arabe est l’événement qui a changé la face du monde au XXIe siècle, aux conséquences comparables à celles de la chute du mur de Berlin au siècle précédent. Un « grand chambardement », titrait en 2016 l’essai de l’ancien ambassadeur français en Irak et en Tunisie Yves Aubin de La Messuzière.
Déchéances
Ce 4 décembre 2017, le crâne éclaté par une balle, le général Ali Abdallah Saleh, maître machiavélique du Yémen pendant trois décennies, est allé rejoindre dans la tombe le colonel libyen Mouammar Kadhafi, abattu le 20 octobre 2011 par des miliciens insurgés. Deux autres raïs déchus, le Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali et l’Égyptien Hosni Moubarak vivent en reclus, et les deux régimes contestés qui se sont maintenus, ceux du Syrien Bachar al-Assad et du roi de Bahreïn Hamad Al Khalifa, ne survivent qu’en ayant livré leurs pays à des armées étrangères.
Mais si les révolutions arabes ont eu raison de quatre dictateurs, elles ont épuisé les forces politiques de tous bords, gauchistes, libéraux et islamistes, sans mettre fin aux dictatures, comme en témoigne le pouvoir répressif d’un nouvel homme fort en Égypte, le maréchal président Abdel Fattah al-Sissi. Elles ont accouché directement ou indirectement de guerres dévastatrices en Syrie, en Libye, dans le Sahel, en Irak et au Yémen, qui forment aujourd’hui un cercle de feu autour du monde arabe.
Des résultats contrastés
Des failles révélées ou ouvertes par les révolutions a surgi, en 2014, la nouvelle hydre jihadiste et terroriste de Daesh, qui a essaimé jusqu’aux Philippines et porté la mort jusqu’au cœur de l’Europe et des États-Unis. Sept ans après l’euphorie révolutionnaire, le décompte sans fin des centaines de milliers de victimes de ces crises a masqué le souvenir des masses descendues pacifiquement dans les rues en 2011 pour obtenir enfin le pain, la dignité et la justice sociale.
En sept ans, le discours sur les révolutions arabes s’est inversé
Dans son rapport 2017 diffusé le 20 novembre, la Fondation Mo Ibrahim sur la gouvernance en Afrique dresse ce constat évident à propos de l’Égypte, de la Libye et de la Tunisie : « Les résultats sont contrastés. » Mais, fin novembre, l’opinion internationale est médusée par la révélation, sur CNN, de l’existence de marchés aux esclaves subsahariens en Libye et remarque à peine le projet de loi contre la discrimination raciale présentée au même moment par la Tunisie, pionnière du monde arabe en la matière.
En sept ans, le discours sur les révolutions arabes s’est inversé. Le récit de la peur et de la sécurité a remplacé celui de l’espoir et de la liberté. L’exaltation optimiste mondialement partagée en 2011 apparaît aujourd’hui naïve, voire dangereusement aveugle. Les « prophéties autoréalisatrices » d’Assad – un séisme régional, des ondes de choc mondiales – ont acquis tout le crédit perdu par les utopies révolutionnaires et le wishful thinking (« vœu pieux ») démocratique des Occidentaux.
Après le Printemps arabe nous vivons aujourd’hui un automne calamiteux
Était-ce mieux sous Ben Ali ? Sous Kadhafi ? Sous Moubarak ? Était-ce mieux en Syrie avant le 15 mars 2011 ? Quand ces questions passaient pour aberrantes en 2012, la réponse affirmative est devenue pour beaucoup, jusque dans les pays concernés, une évidence. En avril 2016, dans un discours délivré dans la capitale saoudienne, le roi du Maroc, Mohammed VI, a donné le nouveau « la » : « Après ce qui fut présenté comme un Printemps arabe qui a occasionné tant de ravages, de désolations et de drames humains, nous vivons aujourd’hui un automne calamiteux. »
Contre-révolution
Le 23 novembre 2017, Thomas Friedman, éditorialiste réputé du New York Times, achevait l’idée d’un printemps révolutionnaire en présentant le jeune et impérieux Mohammed Ibn Salman comme porteur d’un Printemps arabe à la saoudienne qu’il oppose aux autres Printemps arabes, « qui, venus d’en bas, ont tous échoué lamentablement, sauf en Tunisie ».
Professeur à Sciences-Po Paris et codirecteur de Révolutions et transitions politiques dans le monde arabe, paru en août 2017 (Karthala), Mohammed el-Oifi confirme : « La perception dominante du Printemps arabe a profondément évolué. Les raisons sont multiples, mais c’était, avant tout, l’objectif principal des forces de la contre-révolution menée par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU) et les élites traditionnelles dans la région, qu’elles soient militaires ou politiques. Il fallait faire perdre à la révolution sa pureté originelle, noyer la contestation politique dans le sang et attiser la violence militarisée dans laquelle l’État espère avoir le dernier mot. »
Le nouveau modèle aujourd’hui proposé a été élaboré à la fin du siècle dernier par feu le président des EAU, Cheikh Zayed al-Nahyane, celui d’un régime autoritaire adepte de l’ultralibéralisme économique qui affiche, dans des domaines choisis, des postures progressistes de bon aloi au sein des chancelleries et de la presse occidentales. Peaufiné par des cabinets de conseil occidentaux, porté par une cohorte d’agences de communication, ce modèle est aujourd’hui promu à grands coups de pétrodollars, ou de bombes, par le prince Mohammed, fils de Zayed, et son complice, l’héritier saoudien Mohammed Ibn Salman.
Mais un univers sépare la très remarquée permission de conduire accordée aux femmes par le monarque saoudien en septembre 2017 de la levée par le palais de Carthage, au même moment, de l’interdiction faite aux Tunisiennes d’épouser des non-musulmans. Si les deux mesures répondaient à des attentes profondes des sociétés, l’une est le fait d’un prince qui démontre ailleurs le peu de cas qu’il fait des libertés et des vies humaines quand l’autre est une conséquence logique des aspirations populaires exprimées en 2011.
« Homme fort »
Las, dans un contexte mondial d’anxiétés économiques, sécuritaires et nationales, et alors que l’état de guerre se généralise de Tripoli à Mossoul, « l’homme fort » fait figure de dirigeant providentiel, voire de sauveur. Celui de la Maison-Blanche, Donald Trump, a toutes les complaisances vis-à-vis des dirigeants à poigne du Moyen-Orient, en Égypte, en Arabie saoudite, aux EAU mais aussi en Israël.
Au Caire, le maréchal Sissi est devenu un client et un allié privilégié de la France, tandis que la communauté internationale accorde des égards croissants à son voisin libyen, le maréchal Khalifa Haftar, au détriment de son rival Fayez al-Sarraj, le Premier ministre reconnu par les Nations unies.
Dans la foulée de 2011, les pays révolutionnaires ont vu s’opposer les forces séculières socialistes et libérales aux partis islamistes pour l’éphémère victoire de ces derniers. En 2017, le monde arabe, miné par les guerres, s’est scindé en deux camps hostiles : un axe « moderniste », autoritaire et éradicateur de l’islam politique mené par l’Arabie saoudite, les EAU et l’Égypte contre un axe non moins autoritaire mais réputé promoteur de l’islamisme rassemblant la Turquie, le Qatar, le Hamas palestinien et, dans une moindre mesure, l’Iran.
Les économies affaiblies peinent à garantir le pain exigé par les foules de 2011
De Bagdad à Tripoli, ce clivage détermine désormais les scènes politiques locales. Quant au champ militaire, il est dominé au Moyen-Orient par des puissances non arabes : la Russie et l’Iran, en voie de remporter la guerre de Syrie ; la Turquie, qui envoie ses chars dans les provinces rebelles syriennes ainsi qu’au nord de l’Irak et établit une base au Qatar ; et enfin Israël, qui multiplie les frappes à sa frontière nord et menace de se lancer dans une grande offensive. Dans ce contexte explosif, l’idée de transition démocratique semble enterrée, les économies affaiblies peinent à garantir le pain exigé par les foules de 2011, et les libertés sont opportunément présentées comme un luxe qui ne se mange pas.
Stabilité au Maghreb francophone
Face au chaos qui règne à l’est mais aussi dans son Sud sahélien, les pays du Maghreb francophone montrent une remarquable stabilité. La Tunisie, d’où a surgi la flamme révolutionnaire, poursuit non sans difficultés mais avec succès sa transition politique dans la direction tracée en 2011. Mais celle-ci demeure fragile, le pessimisme prévaut dans l’opinion, et le petit pays reste sous le feu menaçant de la guerre libyenne.
En Algérie, encore meurtrie par la guerre civile des années 1990, les autorités sont parvenues en 2011 à juguler la contestation à grand renfort de primes et de subventions. Mais la chute des cours du pétrole a tari les ressources de l’État, qui aurait du mal à appliquer aujourd’hui les mêmes remèdes. Et la situation économique est critique.
Face au Printemps arabe, il n’y a pas d’exception marocaine
Reste le Maroc, qui, en 2011, a connu son Mouvement du 20-Février. Passé l’inquiétude, le pouvoir royal a su désamorcer la bombe par la mise en œuvre de réformes politiques et sociétales tout en maintenant ses prérogatives. Pour Mohammed el-Oifi, « face au Printemps arabe, il n’y a pas d’exception marocaine. Aujourd’hui, l’impasse du Parti de la justice et du développement, l’unique bénéficiaire du Mouvement du 20-Février, est liée à la reprise en main par le roi de l’essentiel du pouvoir ».
Partout ailleurs qu’en Tunisie, l’heure est ainsi à la « reprise en main ». Mais les autorités ont-elles davantage que les opinions conscience que sept ans ne sont qu’un balbutiement à l’échelle de l’Histoire ? Sept ans après le 14 juillet 1789, la France révolutionnaire se relevait à peine de la Terreur, et les partisans de l’Ancien Régime étaient sur le point de l’emporter dans les urnes. Elle a dû épuiser deux empires et deux monarchies pour que triomphent ses idées.