La mode, une affaire superficielle ?
En certaines circonstances, peut-être, mais, ces derniers temps, elle a plutôt des allures affirmatives, jouant le registre du politique plus souvent que celui de l’ornement pur. Et le phénomène touche tous les domaines, de la vie militante à l’industrie du spectacle, des podiums aux terrains de sport. Emblématique de cette façon d’envisager les vêtements, le cas Serena Williams a enflammé l’opinion et les réseaux sociaux fin août. Petit rappel des faits : jouant à Roland-Garros, en mai dernier, dans une combinaison en Lycra noire conçue par son équipementier Nike, elle s’est attiré un commentaire acerbe du président de la Fédération française de tennis, Bernard Giudicelli. « Je crois qu’on est parfois allé trop loin, déclarait-il dans ‘Tennis Magazine’. Cette tenue ne sera plus acceptée. Il faut respecter le jeu et l’endroit. » Bronca de la part des supporters de la jeune femme, qui ont immédiatement crié au manque de respect et au racisme. Elle-même a réagi très calmement, invoquant des problèmes de circulation sanguine liés à son accouchement difficile pour justifier sa tenue. Le sponsor Nike, quant à lui, en a profité pour balancer une publicité au slogan bien vu : « On peut priver une super-héroïne de son costume, mais personne ne peut lui enlever ses super-pouvoirs. » Ouch ! Quelques jours plus tard, sur le court de l’US Open, la star faisait passer un message sans ambiguïté en jouant dans un tutu noir dessiné par Virgil Abloh pour Nike. Un choix qui n’a rien d’anodin quand on sait que le créateur est, depuis qu’il a été nommé à la tête de Louis Vuitton homme, le chantre du vêtement à portée sociétale. Lui-même, styliste africain-américain, est le symbole d’une industrie en quête d’une plus grande représentativité, d’une plus grande inclusivité.
« Le costume reflète l’ordre social et le crée, permettant, notamment, le contrôle des individus » Christine Bard
« Tout cela donne un signal supplémentaire, une indication claire que les choses doivent évoluer, note Béatrice Barbusse, handballeuse et sociologue, auteure du livre ‘Du sexisme dans le sport’ (éd. Anamosa). Et pas seulement sur les terrains ! La force d’une championne comme Serena Williams, femme engagée, est de sortir cette problématique du monde du sport et de braquer les projecteurs sur ces questions, le sexisme, le racisme… Telle une Billie Jean King [joueuse de tennis des années 1960-1970 très impliquée dans les droits des femmes, ndlr] en son temps. Elle participe grandement à la libération de la parole. »
Il semblerait en tout cas que, lorsque les mots restent lettre morte et que les combats stagnent, on n’ait rien trouvé de mieux que la mode pour afficher ses revendications. Aux États-Unis, encore, l’intrigante First Lady Melania Trump n’en finit pas de faire passer de supposés messages au travers de ses robes – l’une, jaune paille, évoquant « La Belle et la Bête » de Disney, a fait couler beaucoup d’encre – ou de ses vestes – une « army jacket » Zara, portée pendant la crise relative aux enfants migrants séparés de leurs parents, arborait l’inscription « I really don’t care. Do U ? » (je n’en ai vraiment rien à faire. Pas vous ?). Sans cesse, elle provoque le trouble et entraîne des exégèses sans fin. Au point que les théories les plus folles circulent, dans la presse américaine, sur cette sémiologie du vêtement relevant presque de la géopolitique !
Mais si le cas de Melania Trump est ambivalent, il n’en va pas de même pour les militantes du mouvement #MeToo. On se souviendra longtemps de cette brochette d’actrices tout de noir vêtues aux derniers Golden Globes et du discours d’une Oprah Winfrey, à vous donner la chair de poule, qui s’en était suivi. Comment oublier ? « L’effet visuel était très puissant, confirme Delphine Robert, directrice artistique du bureau de style Instinct. La charge symbolique aussi, qui évoquait un deuil. Les vêtements se substituaient presque au discours. C’est important, dans une ère dominée par les images, à l’heure notamment d’Instagram, d’être capable d’impacter visuellement les esprits pour faire passer une idée. »
Ainsi, plus de mouvement engagé sans son dress code coup de poing, tout de suite identifiable. Rien de nouveau, mais le procédé s’est systématisé. Au début du XX e siècle, les suffragettes étaient déjà en blanc. Les soixante-huitardes, elles, brûlaient leur soutien-gorge. En 2012, les Pussy Riot ont fait sensation en cagoule fluo. Plus récemment, ce sont les « pussy hats » rose fuchsia qui se sont imposés à nouveau dans les rues de Washington et du monde entier sur la tête des féministes marchant dans la foulée de l’affaire Weinstein. Dans la même veine, en Suède, des militantes ont passé le printemps dernier en blouse à lavallière pour montrer leur soutien à Sara Danius. Adepte de cette coquetterie, la secrétaire perpétuelle de l’Académie suédoise, qui décerne le Nobel de littérature, avait été contrainte de démissionner de son poste à la suite d’une enquête qu’elle avait diligentée en interne et qui, mettant au jour de graves dysfonctionnements, n’avait pas plu à ses collègues académiciens. En réaction, des citoyennes suédoises ont donc lancé la révolte des « pussy bows » et ont posté des photos d’elles en blouse à lavallière.
« C’EST IMPORTANT, DANS UNE ÈRE DOMINÉE PAR LES IMAGES, D’ÊTRE CAPABLE D’IMPACTER VISUELLEMENT LES ESPRITS POUR FAIRE PASSER UNE IDÉE. » DELPHINE ROBERT, DIRECTRICE ARTISTIQUE
« Le costume reflète l’ordre social et le crée, permettant, notamment, le contrôle des individus », expliquait l’historienne du féminisme et du genre Christine Bard dans son « Histoire politique du pantalon » (éd. Points). On le voit bien : quand une femme sort des clous et remet en cause l’ordre établi en bousculant en premier lieu le « dress code » y afférent, elle provoque toujours le questionnement. Parfois même une forme de sidération ou de rejet. D’où ces séries de polémiques et de débats autour du corps des femmes et de la manière dont il est vêtu, qu’on pense aux shorts prohibés au collège ou à l’interdiction du burkini à la plage, lors de l’été 2016. Pourtant, l’engagement militant relève parfois plus de la posture esthétique que du combat quotidien d’une vie. La preuve ? Les marques de mode sont nombreuses à s’être engouffrées dans ce créneau. Tellement, d’ailleurs, qu’il est difficile de faire preuve de neutralité. Nous voilà sommés de montrer la couleur ! « We should all be feminists », proclamait par exemple il y a deux ans un T-shirt Dior, reprenant le titre d’un essai de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie et entraînant dans son sillage une déferlante de tops à messages. « Il y a un effet de mode évident, décrypte encore Delphine Robert. On se doit d’afficher nos convictions, ce qu’on défend. Ce segment du ‘vêtement d’opinion’ est extrêmement porteur. Même le marché de l’enfant est contaminé ! Les mamans ont à coeur de montrer à leurs filles qu’elles peuvent s’affirmer. Mais, quelquefois, on frôle quand même la propagande… ».
« L’un des problèmes des vêtements, c’est qu’ils sont dotés d’un code et d’un sous-code », Frédéric Godart
C’est le revers de cette médaille pétrie de bonnes intentions : avec ces nouveaux moyens d’expression naissent aussi de nouvelles difficultés. De nouveaux défis. L’un d’entre eux consiste à rendre les messages délivrés parfaitement intelligibles. Depuis Roland Barthes et son « Système de la mode », on sait bien que ces centimètres carrés de chiffons en disent souvent bien plus que leur sens originel. Mais encore faut-il savoir les décrypter.
« L’un des problèmes des vêtements, c’est qu’ils sont dotés d’un code et d’un sous-code, comme on le dit en sociologie, explique le sociologue Frédéric Godart, auteur de ‘Penser la mode’ (Éditions de l’Institut français de la mode). Ils sont souvent ambigus, peuvent manquer de clarté. Ils ne se suffisent pas à eux-mêmes et appellent un contexte, voire un texte. » La preuve avec l’affaire Serena Williams, qui a pu laisser penser que son acte était militant, avant qu’elle ne le nie, puis revienne en tutu nous rappeler dans une belle pirouette qu’elle était évidemment une femme engagée. Ne parlons pas, non plus, du casse-tête posé aux commentateurs par les looks de Melania Trump : tente-t-elle d’exprimer subtilement ses désaccords avec son mari ? Ou est-elle un agent de la Maison-Blanche programmé pour allumer des contre-feux, faire diversion dans les moments de houle ? Sans mots, encore une fois, le vêtement ne fait qu’à moitié sens, parfois pas du tout. « Quel paradoxe, reprend Frédéric Godart, dans cette société de l’image, on assiste à la revanche du texte ! »
Mais cet exercice de style n’est pas sans écueils. « En explicitant et en sortant du flou, on prend le risque de la polarisation », souligne encore le sociologue de la mode. Donc le danger de se voir frontalement mis en question, ou contredit. C’est le cas de Nike, encore, qui a provoqué l’ire de certains fans en faisant poser Colin Kaepernick dans sa dernière campagne. Ce joueur de la National Football League, figure du mouvement Black Lives Matter, qui n’hésite pas à fustiger l’hymne américain, apparaît en plan cadré, le visage souligné d’un mantra : « Croyez en quelque chose. Même si cela exige de tout sacrifier. » Donald Trump a violemment critiqué la publicité. En soutien au Président, des photos de baskets Nike brûlées ont circulé sur Internet. « Jusqu’à présent, l’ambiguïté des marques graissait en quelque sorte les rouages sociaux, reprend Frédéric Godart. Dans ce contexte, il va falloir apprendre à accepter la complexité, à recevoir les contradictions. Ce qui n’a rien d’évident. » En attendant, on pourra commencer par prendre un peu plus de temps pour s’habiller le matin : peut-on vraiment mettre un top progressiste avec une paire de chaussures éminemment conservatrices ? Le débat de société est lancé. Et il commence dans nos dressings.
Source: Elle.fr