La Grande Guerre et les batailles oubliées de l’Afrique

Souvent méconnues, les batailles de la Première Guerre mondiale dans les colonies africaines allemandes ont pourtant fait de nombreuses victimes. Du Togo au Sud-Ouest africain allemand, en passant par le Cameroun, le Congo belge et l’Afrique orientale allemande, des Africains sont enrôlés pour se battre sur leur propre continent et servir une guerre qui n’est pas la leur, une guerre d’Européens. Si le nombre de soldats présents sur les fronts africains et le nombre de tranchées creusées paraissent dérisoire comparés à ceux des fronts européens, les affrontements sont d’une extrême violence et déciment aussi des civils, colons et colonisés. Enjeux stratégiques, riches de matières premières et de ressources minières, les colonies allemandes sont convoitées, dès le début du conflit, par les Alliés.

En 1914, l’empire colonial allemand possède quatre pays africains : le Togo (Togoland), le Cameroun (Kamerun), le Sud-Ouest africain allemand (Deutsch-Südwestafrika) et l’Afrique orientale allemande (Deutsch Ostafrika).

Les soldats indigènes sur les fronts africains en 1914

Les askaris
Les askaris sont des soldats de l’empire colonial allemand. Le terme est aussi utilisé plus largement pour désigner les troupes indigènes des empires coloniaux européens en Afrique de l’Est et au Moyen-Orient.

Les tirailleurs africains
Le premier régiment de tirailleurs africains a été formé en 1857 au Sénégal. Nommés couramment « tirailleurs sénégalais », les soldats de ce corps militaire sont recrutés par la suite plus largement au sein de l’Empire colonial français.

La Force publique belge
La Force publique belge assure essentiellement des fonctions de police au Congo. Au cours de la Première Guerre mondiale, des contingents de la Force publique viennent en renfort aux troupes coloniales britanniques et françaises et jouent un rôle décisif dans la victoire des forces de l’Entente en Afrique.

Les King’s African Rifles
Le régiment colonial britannique des King’s African Rifles était composé d’Africains enrôlés à partir des diverses possessions anglaises d’Afrique de l’Est. Ils assuraient des fonctions militaires et de sécurité intérieure aussi bien au sein des colonies d’Afrique de l’Est qu’à l’extérieur.

Des millions d’Africains ont été mobilisés et se sont battus sur leur territoire au service de leurs colonisateurs pendant la Grande Guerre.

Portraits des soldats indigènes sur les fronts africains en 1914, par Marc Michel, historien.

Le Togo,
la « colonie modèle »

Porteurs au Togo en 1914. © Getty/ Popperfoto

Colonisé successivement par les Portugais, les Danois et les Hollandais à partir du XVe siècle, puis par les Allemands en 1883, le Togo est, dès le début de la Grande Guerre, convoité par les troupes de l’Entente . Riche de plantations d’oléagineux et de palmistes, la « colonie modèle », est celle qui équilibre le mieux son budget, tout en jouant un rôle stratégique primordial.

La station de radiotélégraphie de Kamina au Togo © Getty/ullstein bild Dtl.

Grâce au raccordement au câble télégraphique sous-marin d’Amérique du Sud, la station radiotélégraphique de Lomé, d’une portée de 11 000 km et celle de Kamina, placée au centre du territoire, les Allemands communiquent directement avec Berlin et avec les autres colonies africaines allemandes. Mais pour les Alliés, le Togo, enclavé entre le Dahomey et la Côte d’Or , est une cible facile.

Six jours après la mobilisation, les Britanniques et les Français mènent une opération conjointe à Atakpamé (capitale de la région des Plateaux). Le 7 août 1914, le premier coup de feu de la Grande Guerre pour l’Empire britannique est tiré sur le sol africain, au Togo, par le sergent ghanéen Alhaji Grunshi.

  • Des Togolais recrutés par l'armée allemande en 1914. © Getty/Three Lions/Hulton Archives
  • Un train de la Croix-Rouge, à  Lomé en août 1914. © Getty / Popperfoto
  • Le pont Toglebkove détruit par les Allemands. © Getty / Popperfoto
  • Les derniers Allemands forcés de quitter le Togo. © Getty / Popperfoto
Des Togolais recrutés par l’armée allemande en 1914. © Getty/Three Lions/Hulton Archives

 

Les troupes allemandes, en infériorité numérique et prises en étau, se concentrent autour de Kamina pour défendre la station de radio. Se sentant proches de la défaite, elles préfèrent détruire le poste plutôt que de le laisser aux Alliés. Le 26 août, le Togo allemand se rend. Français et Britanniques obtiennent leur première victoire face au IIe Reich… non pas en Europe mais en Afrique.

Le Cameroun,
une position dominante

Des soldats indigènes camerounais prêts à l’action sous le commandement allemand. © Wikipedia DP-circa 1914-1916

« Qui occupe le Cameroun,
domine l’Afrique Centrale »

Cette expression  rappelle le projet de l’empire allemand de formation d’un empire colonial fermé en Afrique centrale : la « Mittelafrika ». Pour devenir la puissance coloniale dominante sur le continent, le IIe Reich devait relier les colonies d’Afrique orientale allemande, le Sud-Ouest africain allemand, le Togo et le Cameroun.

Dès les premières années de leur installation au Cameroun, les Allemands entreprennent, comme au Togo, de créer des voies de communication et s’attellent à une ligne de chemin de fer : le Transcamerounais, voie de pénétration destinée à relier Douala à Yaoundé.

L’intendance militaires des troupes franco-anglaises, à la station de chemin de fer de Piti, au Cameroun, en 1914. © Getty/Popperfoto

« Chant pour travailler les routes au Cameroun ».
Chant sur la guerre de 1914 interprété par Voudjo de Yoko.
(© gallica.bnf.fr/BnF)

Quand la Grande Guerre éclate, les rails ont été posés jusqu’à la ville d’Eseka, située à 173 kilomètres du port de Douala. Les Allemands ont aussi tracé de nombreuses pistes et quelques routes. Un réseau de communication qui fait de cette colonie un véritable enjeu géostratégique, lieu de pénétration militaire et de passage pour les troupes allemandes… mais aussi pour les Alliés. Un point important pour la guerre de 14 sur le sol africain qui, contrairement à l’Europe, est une guerre de mouvements, comme en témoigne le peu de tranchées creusées dans le sol africain.

Pour conquérir le Cameroun, l’ensemble des forces alliées déploie 15 000 hommes sur huit fronts. En Afrique, comme dans tous les pays touchés par la Grande Guerre, les femmes sont aussi impliquées dans le conflit et participent à l’effort de guerre. Mais la situation est plus complexe dans les colonies africaines où, suivant leur statut, les femmes ont un rôle très différent aux côtés de l’armée allemande. Si coloniales et colonisées n’ont jamais revêtu l’uniforme militaire allemand au Cameroun, les femmes indigènes sont intégrées dans les contingents militaires et suivent les troupes en tant que porteuses, cuisinières, guides ou même informatrices. Explications de Sylvie Andela Bambona, historienne camerounaise.

Le territoire camerounais est entouré de colonies détenues par les Alliés, ce qui leur permet, comme au Togo, de mener une stratégie d’encerclement depuis les frontières. Si la stratégie paraît simple, les motivations des Alliés le sont beaucoup moins. Les Français veulent récupérer deux territoires, Bonga (Congo) et Zinga (Oubangui), cédés contre leur volonté aux Allemands, le 4 novembre 1911, suite à la crise marocaine d’Agadir. Les Anglais espèrent posséder le Cameroun qui leur a échappé le siècle précédent. Peu après leur installation en 1840 sur les côtes camerounaises, les Allemands avaient alors rapidement dominé la colonie.

  • Tirailleurs sénégalais au cours de la campagne du Cameroun  de 1914-1916. ©Getty Images/Popperfoto
  • Soldats anglais absorbant de la quinine.© DP - Agence Rol.- Source gallica.bnf.fr / BnF
  • Forces anglaises embarquant à Freetown pour attaquer le port de Douala (Cameroun) © DP - Agence Rol .- Source gallica.bnf.fr / BnF
  • Forces anglaises embarquant à Freetown pour attaquer le port de Douala (Cameroun) © DP - Agence Rol .- Source gallica.bnf.fr / BnF
Soldats anglais absorbant de la quinine.© DP – Agence Rol.- Source gallica.bnf.fr / BnF

 

Rivalités dans les sphères politiques mais aussi sur le front où une mésentente entre Britanniques et Français s’installe, entraînant désordre et inefficacité. Après un accord entre Londres et Paris au mois d’août 1915, une véritable stratégie commune est enfin mise en place.

Le 8 janvier 1916, les troupes du général Dobell, commandant du corps de débarquement franco-anglais, sont devant Yaoundé, évacuée précipitamment par l’ennemi. Un mois et demi plus tard, traqués de toutes parts, les Allemands rejoignent le territoire neutre de la Guinée espagnole, seul moyen d’échapper à une écrasante défaite. Mais il aura fallu tout de même près de deux ans aux soldats des forces alliées pour venir à bout des troupes allemandes, deux fois moins nombreuses.

Le Sud-Ouest africain allemand,
une guerre entre Blancs

L’armée sud-africaine pendant la campagne du Sud-Ouest africain allemand en 1914. © Getty images / Universal History Archive

Enorme territoire de 840 000 km², très aride et peu peuplé, le Sud-Ouest africain compte environ 100 000 habitants en 1914. Particulièrement isolée, c’est aussi la colonie allemande la plus pauvre jusqu’à la découverte, en 1908, de diamants dans la baie de Lüderitz.

Lüderitz en 1905. © Wikipedia

La guerre menée dans le Sud-Ouest africain allemand est une guerre entre Blancs. Dix ans plus tôt, un véritable génocide a éliminé les trois quarts des populations indigènes d’Hereros et de Namas. En 1914, ils ne sont plus qu’une quinzaine de milliers et les colons allemands représentent 83 % de la population blanche.

Des prisonniers enchaînés au cours de la guerre des Hereros en 1904. © Getty/ Ullstein bild

Au début de la Grande Guerre, l’Union d’Afrique du Sud, créée quatre ans auparavant d’un rapprochement d’anciennes colonies britanniques et des Républiques afrikaners, dispose ses troupes près de sa frontière avec la colonie allemande. Dès l’annonce de cette mobilisation, les indigènes tentent de fuir. Ils ne participeront à ce conflit que contraints et forcés. 33 000 porteurs accompagneront ainsi l’armée sud-africaine.

En 1914, la seconde Guerre des Boers  n’est finie que depuis douze ans, une partie de la population Boers de l’Union sud-africaine prend parti pour la cause allemande. Les Britanniques commencent par armer et organiser leurs anciens ennemis. Une stratégie dangereuse, qui se retourne contre eux, puisqu’elle permet à 12 000 Boers de se rebeller.

Le général sud-africain Louis Botha offre son assistance militaire aux Britanniques et dirige avec le général Jan Smuts la répression contre cette rébellion qu’ils réussissent à étouffer rapidement. Après le mois de janvier 1915, le général Smuts continue les opérations militaires dans le Sud-Ouest de l’Afrique. Ses troupes, désormais adaptées à ce type de terrain, se sont endurcies.

La vie au camp militaire pendant les dernières opérations au Bothaland (Namibie actuelle).

En mars 1915, 67 000 soldats sud-africains se dirigent vers le Sud-Ouest africain et envahissent le territoire à la demande de Londres. Le blocus naval isole et affaiblit la colonie allemande. Le 12 mai 1915, les troupes sud-africaines occupent la capitale Windhoek et tentent de persuader les Allemands de se rendre. La campagne se poursuit, les forces allemandes sont progressivement réduites dans la partie nord-ouest du territoire. Après une défaite à Otavi, le 1er juillet, les Allemands capitulent à Khorab le 9 juillet 1915.

Campagne de la Première Guerre mondiale en Afrique du Sud : le retour triomphal du Général Botha à Pretoria.

L’Afrique orientale allemande,
« Heia Safari !»

Des askaris et des officiers allemands traversent le bush pendant la bataille de Tanga en Afrique orientale allemande en 1914. © Getty / Ullstein bild

En Afrique orientale allemande, deux camps s’opposent : l’Allemagne (Tanganyika, Ruanda-Urundi) et trois pays : l’Angleterre, la Belgique (Congo) et le Portugal (La Rhodésie du Sud). Les affrontements s’étendent sur une zone immense de près d’un million de kilomètres carrés, limitée à l’ouest par les Grands Lacs et à l’est par l’océan Indien. Ses voies de communication présentent, ici aussi, des intérêts géostratégiques évidents, notamment celles qui vont en direction du Congo belge, pourvu de riches territoires miniers en étain et cuivre.

Au cours de la Grande Guerre en Afrique orientale, 3 600 Allemands et 14 500 askaris coupés de toute possibilité de ravitaillement, résistent à 300 000 soldats britanniques, belges, sud-africains et portugais.

La Grande Guerre en Afrique orientale allemande.

Dès le début du conflit, à Tavéta dans la région côtière nord, puis en novembre 1914 à Tanga, les forces allemandes écrasent les premières offensives britanniques. Au cri de « Heia Safari » , les troupes allemandes, sous le commandement du colonel Paul Emil von Lettow-Vorbeck, mènent une véritable guérilla et remportent des victoires inattendues.

  • Des soldats des troupes coloniales britanniques (Indiens), prisonniers des Allemands après la bataille de Tanga, en novembre 1914.<br>© ullstein bild/ullstein bild - Getty Images
  • La bataille de Tavéta en août 1914
  • Des indigènes creusent des tranchées sous la supervision de soldats et d'un askari.
La bataille de Tavéta en août 1914

 

La guerre continue sur ces fronts en 1915, mais l’arrivée de plusieurs dizaines de milliers de soldats sud-africains oblige le colonel von Lettow-Vorbeck à changer de stratégie. En mars 1916 sur le lac Tanganyika, la flotte allemande est neutralisée. Les Allemands sont chassés des régions nord, et se replient vers l’intérieur du pays.

Le SMS Königsberg, croiseur léger de la Marine impériale allemande, avant et après la bataille sur le lac Tanganyika en 1916. © Bundesarchiv, Bild 105-DOA3002 / Walther Dobbertin / CC-BY-SA 3.0

Optant pour la tactique du repli offensif, qui consiste à se dérober devant des forces trop nombreuses pour les attaquer ensuite par surprise, le colonel von Lettow-Vorbeck accumule les victoires. Il est décoré de l’ordre « Pour le Mérite », puis nommé général par l’empereur Guillaume II. Avec sa personnalité hors du commun, il est apprécié de tous. Les askaris le surnomment même « Bwana mukubwa ya akili mingi » (« Celui qui peut tout »). En novembre 1917, il envahit le Mozambique. Un an plus tard, le général attaque la Rhodésie, avec moins de 200 soldats allemands et environ 2 000 askaris.

Le 13 novembre 1918, lorsqu’il reçoit un télégramme annonçant la défaite allemande en Europe, von Lettow-Vorbeck vient de gagner une ultime victoire en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie), et ne croit pas à la signature de l’armistice, déclarant qu’il peut encore combattre durant deux années. Douze jours plus tard, le général Paul Emil von Lettow-Vorbeck invaincu, se résigne, conduit ses troupes au sud du lac Tanganyika pour déposer les armes. Il se présente à Abercorn devant les Britanniques avec un nombre dérisoire de 125 soldats, 1 156 askaris, 30 officiers, 1 600 porteurs, 1 000 fusils et 38 mitraillettes…

Le général Paul Emil von Lettow-Vorbeck se rend aux Britanniques à Abercon (aujourd’hui Mbala) en Rhodésie du Nord. © DP – artiste africain anonyme – National Museum of Tanzania

Quelques mois plus tard, le général von Lettow-Vorbeck est accueilli en vainqueur lors de son retour en Allemagne. © Getty/ Ullstein bild Dtl.

L’empire colonial allemand, démantelé à la fin de la guerre de 1914, n’a duré que trente-cinq ans. Dès la fin des hostilités, les colonies allemandes, placées sous la tutelle de la Société des Nations, sont l’objet de marchandages entre les puissances occidentales.

En 1920, pour la dernière fois, les puissances se partagent les colonies africaines, sans se préoccuper des Africains qui se sont battus à leur côté. Mais cette guerre contre des Blancs a provoqué une véritable prise de conscience raciale et un éveil des nationalismes. Un an plus tôt, lors du premier congrès panafricain, à Paris, neuf pays africains présents avaient demandé, sans succès, aux puissances coloniales un engagement juridique et législatif afin de « faire respecter les droits des populations africaines en matière d’accès et de contrôle de la terre, d’abolition du travail forcé et de droit à l’éducation ».

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