ISTANBUL (AFP) –
La Turquie a beau avoir une triste réputation en matière de liberté de la presse, sa grande métropole Istanbul s’est transformée en plaque tournante pour des médias issus des Printemps arabes.
Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi envisageait lui aussi selon ses proches de partager son temps entre Istanbul et Washington où il vit depuis 2017. Mais il n’a pas été revu depuis qu’il s’est rendu le 2 octobre au consulat saoudien, où les autorités saoudiennes sont soupçonnées de l’avoir fait assassiner.
Après sa disparition, des rassemblements de soutien devant le consulat ont réuni journalistes et intellectuels arabes basés à Istanbul et critiques, comme lui, de leurs gouvernements, notamment ceux des pays ayant connu les révoltes du Printemps arabe comme l’Egypte, la Syrie, le Yémen ou encore la Libye.
Parmi les participants les plus en vue figuraient l’Egyptien Ayman Nour, patron de la télévision d?opposition El-Sharq, et la militante yéménite Tawakkol Karman, prix Nobel de la paix en 2011 pour son rôle dans les revendications pro-démocratie au Yémen et qui dirige la chaîne Balqees.
« Istanbul nous a donné un espace de liberté qui n’existe pas dans le monde arabe, sans oublier le fait que la Turquie a soutenu les Printemps arabes qui ont donné naissance à la plupart des médias basés ici », explique à l’AFP dans son bureau M. Nour, 54 ans, chef du parti égyptien d’opposition laïque et libérale Al-Ghad.
– « Etre plus attentifs » –
Bien que de nombreux médias installés à Istanbul aient une ligne éditoriale favorable aux partis issus de l’islam politique, El-Sharq, qui emploie 135 journalistes et techniciens, se targue de réunir des journalistes d’obédiences politiques aussi diverses que celles de la société égyptienne.
M. Nour a connu la prison sous Hosni Moubarak, s’est opposé au président islamiste Mohamed Morsi mais était également hostile à sa destitution par les militaires emmenés par l’actuel chef d’Etat Abdel Fattah al-Sissi en juillet 2013. Il a quitté l’Egypte peu après ce coup de force.
La chaîne, lancée en 2014, doit beaucoup de son succès dans le monde arabe à sa principale émission « Maa Moataz », présentée cinq jours par semaine par son journaliste vedette Moataz Matar connu pour ses envolées lyriques.
Ami de longue date de Jamal Khashoggi, M. Nour estime que la disparition de ce dernier égratigne le sentiment de sécurité qui anime les journalistes arabes d’opposition basés à Istanbul.
« Cela nous fait réaliser qu’un risque existe, même s’il n’est pas grand. Nous devons être plus attentifs », dit-il.
Le Syrien Rashad Abdelkader, directeur de la rédaction du site d’information Arabi Post, héritier de la version arabe du Huffington Post également basé à Istanbul, souligne qu' »il est plus facile de réunir des journalistes de différentes nationalités arabes en Turquie, où les démarches de résidence sont simplifiées, que dans un pays arabe ».
– « Istanbul ou la prison » –
Selon lui, Arabi Post, dont l’accès est bloqué en Arabie saoudite et aux Emirats « ne se considère pas comme un média d’opposition à tel ou tel régime arabe mais ambitionne d’offrir à ses lecteurs du journalisme transparent et de qualité ».
« Depuis la Turquie, nous avons un plafond de liberté plus relevé pour couvrir l’actualité arabe, ce que nous n’aurions pas si nous étions basés dans un pays arabe », ajoute-il.
Propriété de Wadah Khanfar, ancien directeur général d’Al-Jazeera, le site emploie 35 journalistes et une quinzaines de collaborateurs occasionnels. Le site recueille environ 17 millions de vue par mois, selon M. Abdelkader.
Yasin Aktay, cadre du parti au pouvoir, l’AKP, et conseiller du président Recep Tayyip Erdogan, explique la présence de centaines de journalistes et intellectuels arabes à Istanbul d’une formule lapidaire: « Pour eux, l’alternative c’était la prison dans leurs pays. Ils ont donc choisi Istanbul ».
« Ce qui est arrivé à Jamal Khashoggi vise peut-être à envoyer un message leur disant qu’ils ne sont pas en sécurité chez nous. Mais la Turquie reste un pays sûr », insiste-il.
Erol Önderoglu, représentant de Reporters sans frontières (RSF) en Turquie, souligne le paradoxe entre les ennuis que connaissent les journalistes turcs et la liberté dont jouissent leurs collègues arabes.
« Cela peut paraître contradictoire », convient-il, la Turquie étant classée 157ème sur 180 dans le dernier classement mondial de RSF.
Dans la couverture des médias arabes basés à Istanbul « la Turquie passe toujours dans une certaine mesure pour un modèle ou une force diplomatique importante », ajoute-il. « L’enjeu de leur sécurité ne leur permettrait pas d?aller trop loin dans la critique vis-à-vis du pouvoir turc. »