Il y a cinquante ans, le 16 octobre 1968, les sprinteurs américains Tommie Smith et John Carlos faisaient scandale en tendant leurs poings gantés de noir sur le podium de la finale du 200 m des Jeux olympiques de Mexico. Leur geste a connu un écho planétaire qui leur a coûté très cher. Mis au ban de la société, ils ont été réhabilités depuis mais leur combat continue.
C’est l’une des photos les plus célèbres du XXe siècle, celle du podium du 200 m des JO de Mexico, deux poings gantés de noir qui transpercent la nuit olympique, ceux des athlètes américains Tommie Smith et John Carlos respectivement médaillés d’or et de bronze sur la distance, ce mercredi 16 octobre 1968.
C’est une photo iconique, car symbole d’un combat qui prend le monde à témoin et trouve encore, on le lira plus loin, un écho certain cinquante ans plus tard : la lutte des Afro-américains pour plus d’égalité et de justice dans une Amérique qui n’est pas encore débarrassée de ses démons d’autrefois. Comme toujours dans ce type d’événement, tout est affaire de contexte et celui de 1968 est explosif aux États-Unis : la guerre du Vietnam où les Américains s’enlisent, les campus universitaires où la contestation s’étend et des tensions raciales toujours vives, exacerbées par l’assassinat de Martin Luther King le 4 avril, à Memphis.
De Prague à Paris, de Belgrade à Varsovie en passant par Londonderry et Tokyo, une partie de la planète est atteinte d’une poussée de fièvre en 1968 et Mexico n’est pas en reste. Dix jours avant l’ouverture des Jeux, programmés du 12 au 27 octobre, les militaires tirent sur les manifestants place des Trois-Cultures, une répression sanglante du mouvement étudiant qui fait 44 morts d’après le bilan officiel, mais environ 300 selon les médias étrangers présents à Mexico, dont la célèbre journaliste italienne Oriana Fallaci, blessée lors de l’affrontement.
Sur les pistes aussi, ça chauffe en cette année 68 et particulièrement dans le sprint. Le 20 juin, lors des championnats des États-Unis d’athlétisme à Sacramento, le record du monde du 100 m est égalé ou battu à cinq reprises en l’espace de deux heures et demie, une soirée baptisée depuis « The Night of Speed » à laquelle participe le Français Roger Bambuck bref corecordman du monde avec un temps de 10 secondes sur 100 m, temps battu un peu plus tard par Jim Hines, Ronnie Ray Smith et Charlie Greene, tous trois crédités de 9 secondes 9 dixièmes au chronométrage manuel. La barrière mythique des 10 secondes sur 100 m est franchie pour la première fois !
Un climat électrique
Du coup, la victoire de Tommie Smith sur John Carlos en finale du 200 m (en 20 secondes 3 dixièmes contre 20 secondes 4 dixièmes) passe relativement inaperçue ce soir-là, car Smith est déjà recordman du monde de la distance depuis 1966, dans un temps de 20.0 réalisé sur cette même piste du John Hughes Stadium de Sacramento.
Durant une carrière somme toute météorique, celui qui est alors étudiant en sociologie à l’Université de San José détiendra simultanément entre 1965 et 1968 neuf records du monde individuels ou collectifs [200 mètres et 220 yards avec virage, 200 m et 220 yds en ligne droite, 400 m et 440 yds, relais 4×200 m, 4×220 yds et 4×400 m ; ndlr], la performance la plus époustouflante pour beaucoup de spécialistes étant ses 200 m et 220 yards en ligne droite bouclés en 19 secondes 5 dixièmes le 7 mai 1966 à San José, soit une demi-seconde de mieux que la précédente marque sur cette distance rectiligne aujourd’hui tombée en désuétude.
Invincible sur le demi-tour de piste, le grand Tommie (1,91 m) se fait pourtant devancer et même déposséder de son record du monde du 200 m trois mois plus tard par John Carlos qui signe, le 12 septembre, un 19.92 (on est passé au chronométrage électrique au centième de seconde) lors des sélections américaines pour les Jeux qui se déroulent à Echo Summit, localité de la Sierra Nevada située à 2 249 m d’altitude, un site volontairement haut perché pour préparer au mieux les athlètes US à l’oxygène raréfié de Mexico City (2 240 m). C’est donc une équipe américaine d’athlétisme bien préparée – la meilleure de tous les temps dira John Carlos (vingt-huit médailles dont quinze en or, assorties de huit records du monde dans la cité aztèque) – qui se présente un mois plus tard à Mexico, mais pas forcément la plus homogène.
Comme dans le pays, des tensions existent entre les Noirs et certains Blancs de l’équipe, lesquels sont d’ailleurs totalement absents des épreuves de sprint. L’idée de boycotter les Jeux en signe de protestation germera un moment dans l’esprit de quelques-uns, sensibles au discours du mouvement révolutionnaire des Black Panthers et révoltés aussi par différents événements survenus durant l’année, notamment l’exclusion de l’université d’El Paso (UTEP) de onze athlètes noirs – dont le sauteur en longueur Bob Beamon – qui avaient refusé d’affronter les mormons ségrégationnistes de l’université Brigham Young (BYU), quelques jours après l’assassinat de Martin Luther King, au mois d’avril. Boycotter les Jeux de Mexico, Tommie Smith y a déjà pensé avant en rejoignant, dès octobre 1967, l’Olympic Project for Human Rights fondé par Harry Edwards, un jeune enseignant en sociologie qu’il a rencontré sur le campus de l’université d’état de San José.
L’action plutôt que le boycott
Ce « projet olympique pour les droits de l’homme » est une organisation destinée à protester contre la ségrégation et le racisme dans le sport. Elle émet quatre revendications en particulier : que l’Afrique du Sud et la Rhodésie (futur Zimbabwe) soient bannies du mouvement olympique, que Mohammed Ali récupère le titre de champions du monde poids lourd qui lui avait été retiré, qu’Avery Brundage démissionne de son poste de président du CIO et que davantage d’Afro-américains soient embauchés comme assistants dans les sports scolaires et universitaires.
Lui-même ancien lanceur de disque et aujourd’hui sociologue reconnu, Harry Edwards signera d’ailleurs en 1969 The Revolt of the Black Athlete, un ouvrage de référence dans lequel il fait intervenir Smith et Carlos, mais également le boxeur Mohammed Ali et le basketteur Kareem Abdul-Jabbar, autres légendes du sport. Plutôt que de boycotter les Jeux, Smith, Carlos, mais également leur ami Lee Evans, futur champion olympique sur 400 m, ont une autre idée en tête : se servir de cette superbe plate-forme que leur offre des JO désormais retransmis en Mondovision pour exprimer leur colère à la face de la Terre. À condition bien entendu de monter sur les podiums, ce dont ils ne doutent pas un seul instant.
Envoyé spécial du quotidien L’Équipe à Mexico, lui-même ancien sprinteur international et futur écrivain, Guy Lagorce est l’un des premiers journalistes à se douter que quelque chose se trame, comme il le relate a posteriori dans un article du Monde publié en septembre 2000 : « Les athlètes africains, écrit-il, me préviennent le premier jour : ‘Viens vite au village olympique, il se passe des trucs. D’habitude, c’est à peine si les Noirs américains nous adressent la parole ; cette année, ils nous appellent « frères », nous achètent nos boubous, nos colliers, et ils portent tous un macaron avec écrit dessus « Project for Human Rights « ‘. »
« Au village, poursuit Guy Lagorce, je vais trouver John Carlos, un sprinter que je connais bien, et qui me confie : ‘Nous allons protester contre le sort fait aux Noirs, contre l’indignité dans laquelle ils sont tenus aux États-Unis et dans bien d’autres pays du monde. Les États-Unis d’Amérique n’ont d’uni que le nom, puisque tous les citoyens ne sont pas traités de la même manière. C’est pourquoi ici, nous ne représentons pas les États-Unis, mais le peuple noir des États-Unis.’ »
« Le discours est ferme, mais calme, continue Guy Lagorce. Pas l’once d’une excitation. C’est ce qui me frappe le plus. Je demande à Carlos à quel type de manifestation ils vont se livrer, lui et ses amis. Il sourit et se contente de dire :‘Tu le verras bien, vous serez des millions à la voir.‘ »
Au départ de la finale du 200 m pourtant, Tommie Smith n’en mène pas large. Dans la première demi-finale, John Carlos a réalisé un temps légèrement meilleur que le sien – 20.12 contre 20.14 –, mais c’est surtout une douleur au niveau de l’aine et du haut de la cuisse droite survenue une fois passée la ligne d’arrivée de la deuxième demi-finale qui le tracasse. Il songe même à renoncer avant que son coach, Bud Winter, le rassure et lui applique des poches de glace sur la zone endolorie. « À la sortie du virage si je suis indemne, il faudra venir me chercher. Ils peuvent toujours rêver » se dit-il, comme le raconte l’ancien journaliste à la radio Europe 1, et écrivain, Pierre-Louis Basse dans 19 secondes 83 centièmes, son essai de 130 pages consacré à cette seule course et aussi à ses propres souvenirs d’enfant.
Le plus proche d’Usain Bolt
Conforté dans son espoir de conquérir l’or après sa belle demi-finale, en finale John Carlos part comme un dragster au couloir numéro 4 et sort même assez nettement en tête du virage à mi-course. Rassuré pour sa part que sa cuisse ait tenu dans la courbe, Tommie Smith peut alors, comme il l’avait prévu, placer son accélération. Il est au couloir numéro 3 et a Carlos juste devant lui, en ligne de mire. De sa longue foulée magnifique, il passe devant son compatriote sans se désunir à 50 m de l’arrivée et se relève à quinze mètres de la ligne en levant les bras au ciel. Il est champion olympique !
Désarçonné, John Carlos n’a même pas vu venir l’Australien Peter Norman au couloir numéro 6, Norman qui le coiffe dans les derniers mètres pour la médaille d’argent en 20 secondes 06 centièmes, chrono qui reste, à ce jour, le record d’Océanie de la discipline. Carlos devra se contenter du bronze en 20.10. La course a été superbe et le temps du vainqueur ne l’est pas moins : 19.83, nouveau record du monde !
Immédiatement ou presque va commencer à bruisser la question qui taraudera les statisticiens durant des décennies : quel temps aurait réalisé Tommie Smith s’il ne s’était pas relevé à quinze mètres de l’arrivée ? Même le grand spécialiste français de la technique du sprint Pierre-Jean Vazel, que nous avons joint au téléphone, a du mal à se prononcer. « C’est difficile à dire au centième près. Mais ça lui a bien fait perdre entre 10 et 15 centièmes. Donc je pense qu’il était un petit mieux que le record de Mennea » avance-t-il, par référence aux 19.72 réalisés onze ans plus tard par l’Italien Pietro Mennea, sur cette même piste de Mexico, le 12 septembre 1979. En extrapolant un peu, on est donc en droit de penser que Smith aurait couru en 19.70 s’il ne s’était pas relevé et que son record aurait sans doute tenu près d’une trentaine d’années, sans doute jusqu’aux 19.66 réalisés le 19 juin 1996 à Atlanta par Michael Johnson, lors des sélections américaines pour les Jeux.
Grand admirateur de Tommie Smith, Pierre-Jean Vazel se laisse même aller, quand on l’y pousse un peu, au jeu des comparaisons pour estimer : « Oui, on peut le comparer à Usain Bolt. C’est celui dont il se rapproche le plus. Pas au niveau du palmarès bien sûr, car Tommie Smith a arrêté de courir à 24 ans. Mais au niveau du style et de la foulée, oui. Lui et Bolt sont vraiment très proches. » Bolt étant la référence ultime, l’avis de Pierre-Jean Vazel situe l’athlète et la performance.
Quant à savoir pourquoi Tommie Smith s’est relevé si tôt, il faut revenir au livre 19 secondes 83 centièmes de Pierre-Louis Basse, auquel le champion s’était confié en décembre 2005, lorsqu’un gymnase à son nom – le premier au monde – avait été inauguré à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, près de Paris. C’est parce qu’en cette soirée du 16 octobre 1968, Tommie Smith a constamment gardé la ségrégation à l’esprit. Et cette barrière qui, dans les bus, séparait les Blancs et les Noirs.
Deux poings d’exclamation
« Tiens-toi bien, Pierre, a-t-il avoué à Pierre-Louis Basse ce jour-là à Saint-Ouen. J’y pensais pendant la course. J’y pensais au départ, quand je me suis relevé. J’y pensais dans le virage, avec, à mes côtés, ce voyou de John[Carlos ; ndlr], parti comme une grenade dégoupillée. J’y ai pensé de bout en bout. Ils pouvaient même m’en rajouter. Me bricoler un 220 yards en ligne droite, j’aurais continué à penser tout ça. Juste sur la fin, quand j’ai compris, à 15 mètres du fil, que j’avais gagné, je n’ai vraiment pas pu m’empêcher de me relever ».
Moment d’extase et point final, il le sait déjà, à sa carrière de sprinteur qui va s’arrêter là, à 24 ans seulement. Il connaît déjà la suite, il en a imaginé le scénario, mais peut-être pas saisi toutes les répercussions que vont entraîner son geste et celui de John Carlos, tout à l’heure, sur le podium, et il ne sait pas encore que Peter Norman, le médaillé d’argent australien, va se mêler à sa façon, à leur geste de protestation.
Une heure et demie plus tard, les trois récipiendaires se retrouvent dans la chambre d’appel, en préambule à la cérémonie de remise des médailles. Pierre-Louis Basse raconte la scène dans son livre : « Peter Norman avait accroché à son survêtement vert le fameux badge distribué par les coureurs américains : The Olympic Project for Human Rights. La scène était assez unique. Tom et John se livraient à une sorte de répétition de la remise des médailles. Ils étaient peut-être sur le point de se partager les deux gants de cuir noir. Des gants achetés par Denise, la compagne de Tom, dans un supermarché. Alors Peter s’est approché d’eux. John Carlos l’a regardé avec une moue particulière – mélange bien connu de gouaille et de défi : ‘t’en mêle pas, mon pote’. Puis, Tommie Smith l’a toisé gentiment du haut de son 1,91 m : ‘T’es croyant, Peter ?’ ‘Sacrément’ lui a répondu dans la foulée l’Australien qui s’était déjà demandé pourquoi dans son pays on avait liquidé plusieurs millions d’aborigènes. ‘Les gants, vous feriez bien de vous les partager’. ‘Bonne idée, Peter’. Tommie a refilé le gant gauche à John. Il a conservé le droit ».
Cette remise de médailles va rester dans l’Histoire, immortalisée par la fameuse photo qui fera le tour du monde et qui persiste encore dans les mémoires, 50 années plus tard. « Nous nous présenterons sur le podium en chaussettes pour dénoncer la pauvreté des Noirs, a prévu Tommie Smith. Mon foulard noué autour du cou et le collier de John évoqueront les lynchages opérés dans le Sud. Et nos poings gantés représenteront la force et l’unité du peuple noir. »
Quand retentit l’hymne américain, Smith et Carlos tendent comme prévu leur poing vers le ciel. Et ils se souviennent. Smith de son enfance en Californie où ses parents ont émigré du Texas dans l’espoir d’offrir une vie décente à leurs douze enfants (Tommie est le septième) tout en essayant de « ne jamais avoir l’air pauvres ». Carlos de ses parents cubains qui l’ont élevé à l’autre bout du pays, à Harlem, où il a connu les émeutes de 1964 : un mort, 118 blessés et 465 arrestations. Devant eux, au garde-à-vous, Peter Norman ne peut rien voir de la scène. Mais il sait très bien ce qui se passe dans son dos et il acquiesce à sa façon, en arborant le badge de l’Olympic Project for Human Rights sur sa veste verte de survêtement. Désormais les trois hommes seront liés à vie.
Panique au village olympique
Dès la fin de la cérémonie, les ennuis vont commencer. Smith et Carlos sortent sous les sifflets. Guy Lagorce, l’envoyé spécial de L’Équipe, renoue le contact avec John Carlos un peu plus tard et celui-ci lui déclare : « Nous avons gagné des médailles et reçu des applaudissements, mais la majorité des Blancs estiment que nous, les Noirs, sommes des animaux, des insectes qui ne pensent pas. Quand on fait ce qu’ils veulent, les Blancs nous traitent de bons garçons. En fait, ils nous considèrent comme des chevaux de course auxquels on donne un sucre de temps en temps. Nous sommes fatigués de tout cela. Nous avons voulu dire aux Blancs : intéressez-vous à l’ensemble de nos problèmes et pas seulement à la façon dont on court ou on saute. ».
Le lendemain, jeudi 17 octobre, à midi, Douglas Roby, président du Comité olympique américain, annonce à Smith et Carlos qu’ils sont exclus des Jeux et qu’ils doivent quitter la délégation américaine dans les 48 heures. Et il ajoute que si cette décision n’est pas appliquée, le Comité international olympique, dirigé par l’Américain Avery Brundage, va suspendre toute l’équipe des États-Unis.
Dès lors, la tension monte encore d’un cran. Certains athlètes noirs, raconte Guy Lagorce, arrachent les lettres USA cousues sur leurs vêtements et décident de quitter les Jeux. En réalité, deux camps s’opposent : ceux qui soutiennent l’action de Smith et Carlos et ceux qui la condamnent, avec des Noirs et des Blancs dans les deux camps, il faut le préciser. Jesse Owens, le héros des Jeux de Berlin en 1936, est appelé à la rescousse pour calmer les esprits.
Finalement, seuls Smith et Carlos quitteront les lieux et les athlètes contestataires vont poursuivre la compétition. Deux d’entre eux vont d’ailleurs se nourrir de leur colère pour faire exploser avec rage deux records du monde qui tiendront deux décennies : Lee Evans sur 400 m (43.86) et Bob Beamon au saut en longueur (8,90 m), des performances hallucinantes pour l’époque, même si on les a en partie attribuées à l’altitude élevée de Mexico. En soutien à leurs camarades, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman montent sur le podium 100% américain du 400 m coiffés d’un béret noir, tout en arborant un large sourire « ,car on ne tire pas sur un homme qui sourit » dira Evans, qui craint l’acte fou d’un illuminé.
Exclus du village, Tommie Smith et John Carlos errent dans Mexico sans un sou en poche. Ce sont leurs épouses qui les récupèrent et paient hôtel et taxis. Pour eux, un long chemin de croix commence. Au pays, la presse, même celle réputée progressiste, leur tombe dessus en évoquant une « offense nationale ». Le Los Angeles Times va par exemple jusqu’à comparer leur geste au salut nazi. Les insultes racistes pleuvent à leur passage quand ils sont en public, ils reçoivent des menaces de mort par courrier ou par téléphone et, comme ils sont suspectés d’œuvrer pour les Black Panthers, le FBI les suit à la trace et interfère dans leur vie privée.
Tous deux vont quand même faire un bref passage par le football américain en 1969, mais sans grand succès, car Smith se blesse à la clavicule et ne joue que deux matchs avec les Cincinnati Bengals alors que Carlos, touché à un genou, n’en dispute aucun avec les Philadelphia Eagles. Les deux médaillés de Mexico vont désormais devoir se contenter de petits boulots, au hasard d’incessants déménagements.
Des insultes à la rédemption
Rentrés dans le rang et longtemps muets sur leur geste et ses conséquences, ils finiront par retrouver des postes plus en rapport avec leurs compétences : Tommie Smith comme entraîneur universitaire dans l’Ohio puis à Santa Monica en Californie ; Carlos comme représentant chez la marque Puma, puis conseiller sportif dans une école de Palm Springs, également en Californie. Leurs couples ne résisteront pas à cette vie de bohème. Smith divorcera deux fois et Kim, la première épouse de John Carlos, se suicidera en 1977 après avoir reçu des photos compromettantes de son mari en compagnie d’autres femmes.
Acteur discret du podium de Mexico, Peter Norman ne sera guère mieux loti, une fois rentré en Australie. Les autorités sportives de son pays et une partie de l’opinion publique australienne lui reprochent de s’être associé au geste de Smith et Carlos. Et bien qu’il ait réalisé les minima, le comité olympique australien refuse de le sélectionner pour les Jeux de Munich en 1972. La rancune tenace, ce même comité « oublie » de l’inviter aux cérémonies des Jeux de Sydney en 2000. Une statue en bronze à son effigie va finalement être érigée aux abords du Stade Lakeside de Melbourne l’année prochaine, une l’initiative tardive du Comité olympique australien qui a fait cette annonce la semaine dernière et qui a également accordé à Peter Norman, à titre posthume, l’Ordre du mérite pour sa contribution au monde du sport.
Quand Peter Norman décède d’une crise cardiaque en 2006, Tommie Smith et John Carlos n’hésitent pas une seconde à effectuer le long voyage pour assister à ses obsèques. Ils font même partie de ceux qui portent son cercueil à Melbourne, à la sortie de l’église, pour rendre un dernier hommage à celui qui était devenu beaucoup plus qu’un ami.
Entre temps, les mentalités avaient heureusement évolué aux États-Unis. Au fur et à mesure que la légitimité du combat pour les droits civiques est apparue comme une évidence, le geste de Smith et Carlos est devenu un sujet de fierté et non d’opprobre. « On a enfin compris, confiait Tommie Smith à la journaliste du Monde Annick Cojean en 2014, que mon poing ne contenait ni haine ni défiance. Au contraire ! J’exprimais l’espoir que ce pays amende son système ! Je ne tournais pas le dos au drapeau. Je lui faisais face ! Fier d’être un Noir américain. »
De paria, les deux hommes se sont transformés au fil du temps en héros aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique. Ils ont chacun signé un livre, Tommie Smith Silent Gesture et John Carlos The Sports Moment That Changed The World pour témoigner de leur expérience. En signe de reconnaissance, le 17 octobre 2005 l’université d’état de San José, qui les avait un moment ostracisés, a fait ériger sur son campus un monument représentant les deux athlètes levant le poing sur le podium de Mexico.
Symbole encore plus éclatant de leur rédemption: ils ont été reçus à la Maison Blanche par Barack Obama le 29 septembre 2016. Pour le premier président noir des États-Unis, il s’agissait de leur rendre hommage, mais aussi de signifier d’une certaine façon que leur combat n’était pas terminé. En réponse à de nombreux actes racistes et à d’innombrables brutalités policières, est né en juillet 2013 le mouvement Black Lives Matter (Les Vies des Noirs Comptent), après l’acquittement du policier George Zimmermann accusé d’avoir tué sans motif un adolescent noir dénommé Trayvon Martin, en Floride.
Inspiré par Smith et Carlos, le quarterback des San Francisco 49ers, Colin Kaepernick, est devenu depuis le symbole de la lutte contre la discrimination et les violences policières au XXIe siècle en posant un genou à terre au moment de l’hymne américain qui retentit dans les stades avant chaque rencontre. Si son geste, jugé provocateur, lui a coûté sa place en National Football League, où les propriétaires de club se sont arrangés entre eux pour ne pas qu’il retrouve une équipe, Kaepernick vient d’être engagé par Nike pour devenir sa figure de proue. Cette démarche marketing a valu aux actions de Nike de grimper en flèche à la bourse de Wall Street malgré une campagne de dénigrement où l’on a vu des Américains brûler leurs chaussures Nike en signe de dépit. Cinquante ans plus tard, si les mentalités ont évolué, le combat de Tommie Smith et John Carlos continue, avec toujours le sport comme vecteur le plus visible.
Ancien sprinteur de talent – sélectionné sur 400 m pour les JO de Munich en 1972, il dut renoncer au dernier moment sur blessure – et surtout connu en France pour avoir été entre autres l’entraîneur de Marie Josée Pérec et de Maurice Greene, John Smith se souvient de l’impact qu’avait eu aux États-Unis le geste de Smith et Carlos. Témoignage.
John Smith, vous étiez étudiant à UCLA en 1968, pouvez nous resituer le contexte de l’époque ?
Oui en 1968, je commençais juste à UCLA. À cette période, nous étions en pleine prise de conscience et en plein bouleversement. Il y avait la guerre du Vietnam, l’émergence des hippies, les « flower childs », Woodstock, la contre-culture etc. À vrai dire c’était une période où les gens ressentaient le besoin de s’exprimer. Les émeutes de Watts [août 1965 ; ndlr) avaient eu lieu trois ans auparavant, suivies des émeutes de Detroit [juillet 1967 ; ndlr] et de New York [après l’assassinat de Martin Luther King en avril 1968 ; ndlr]. Les Noirs manifestaient leurs opinions. La plupart des gens n’aiment pas en parler mais on vivait encore un semi-apartheid aux États-Unis aussi. On atteignait un moment critique, la situation était mûre pour que ça explose. On voulait être entendus mais ça n’était pas seulement les Noirs. Beaucoup de Blancs étaient sympathisants de notre cause.
Vous avez bien connu Tommie Smith et John Carlos ?
Je les ai bien connus, oui. J’ai connu John Carlos quand j’étais au lycée et j’ai connu Tommie aussi même si on n’était pas proche à l’époque. Je me souviens avoir participé aux relais du Coliseum (de Los Angeles) quand j’étais gamin et Tommie y participait. J’étais fier parce que nous avions le même nom : Smith. Tommie était quelqu’un qui avait une vraie conscience sociale et John Carlos aussi. John venait de Harlem. Il avait vu beaucoup de choses et notamment les émeutes de Harlem en 1964. Tommie venait du Texas mais il s’était installé ensuite en Californie. Il avait travaillé dans les champs quand il était jeune mais sa mère s’était assurée que lui ses sœurs et ses frères reçoivent une bonne éducation à l’école. Tommie a passé une maîtrise de sociologie, je ne sais pas s’il n’a pas aussi un doctorat. Il était donc très éduqué. Carlos, lui, était très bavard, très éloquent alors que Tommie avait plutôt tendance à intérioriser les choses. Mais quand il décidait quelque chose, il restait ferme sur ses positions. Il était très déterminé quand il croyait en quelque chose.
Que représentaient-ils pour vous ?
Pour moi, John Carlos et Tommie Smith représentaient deux hommes noirs forts que nous respections tous. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. J’ai toujours du respect pour eux. J’étais impressionné parce qu’ils faisaient mais j’ai aussi compris que, quand on croit en quelque chose et qu’on défend ses valeurs, on sait qu’il y aura des conséquences. Et à cette époque, le plus important c’était que les choses changent. Eux ont vraiment mis leurs vies en jeu pour que les gens prennent conscience. C’était une affirmation à caractère social. Mais Peter Norman aussi a été ostracisé quand il est rentré en Australie.
Leur geste vous a-t-il changé vous, personnellement ?
Je ne peux pas dire que leur geste a changé ma façon de voir les choses. Bien qu’adolescent à l’époque, j’avais participé aux émeutes de Watts [en 1965 ; ndlr]. En revanche, cela m’a fait du bien de voir quelqu’un s’exprimer de cette façon. Et sur une scène pareille, devant le monde entier ! Mais c’était aussi un geste de protestation. Et la contestation, ce n’est pas quelque chose qui vous fait forcément vous sentir bien à propos de vous-même. C’était certain qu’il allait y avoir des réactions bonnes et mauvaises. Quand vous poussez une société dans un coin, elle s’exprime ! Cela peut amener le changement. Le changement et le progrès vont de pair et c’est une bonne chose.
Comment avez-vous vécu cet événement de Mexico et qu’en avez-vous pensé ?
Je me souviens avoir regardé la cérémonie de remise de médailles en direct à la télévision sur le campus de UCLA. Tout le monde m’a regardé et a dit « wow, la vache ! ». On me demande parfois si j’aurais fait la même chose dans la même situation et je réponds toujours « j’en sais rien ! ». C’est quelque chose qui leur est venu du fond du cœur. Je ne me suis jamais trouvé dans cette position, donc ma réponse, c’est : « j’en sais rien ! ». Il leur a fallu beaucoup de courage pour faire un truc pareil. Je me souviens de la façon dont ils ont été accueillis à leur retour. Ils ont reçu des menaces, on a brûlé des croix devant leurs maisons. Je ne souviens plus lequel mais l’un des deux a eu ses chiens tués. On les a menacés de mort, ils ont dû divorcer tous les deux. Ça leur a coûté cher. Et je ne parle pas seulement d’argent. Ça a pesé sur eux et sur leurs familles et ça a fait ressortir tout le racisme aux États-Unis. Des gens se sont vengés sur eux.
Malgré la portée de leur geste et même si la situation a évolué, tout n’est pas réglé, loin s’en faut. On voit ce qui arrive en ce moment avec Colin Kaepernick …
Cinquante ans plus tard, non, tout n’est pas réglé. Les riches sont devenus plus riches. Mais les athlètes gagnent de l’argent maintenant et peuvent prendre de bonnes décisions. Ils ont le choix. Tommie Smith et John Carlos n’avaient pas le choix. Regardez LeBron James : il a fondé une école. De très nombreux sportifs redistribuent à leur communauté, organisent des programmes pour servir de mentors aux jeunes. J’estime que, à présent que les sportifs de haut niveau deviennent riches, c’est à leur tour d’apporter le changement et d’avoir un impact. L’une des raisons pour lesquelles je suis devenu entraîneur, c’est que je peux avoir un impact sur des jeunes. À présent, j’ai même d’anciens athlètes à moi qui sont devenus entraîneurs à leur tour. C’est important de transmettre. Durant les années 1960, nous avons mené nos luttes. C’est un combat différent aujourd’hui. Les jeunes ont à leur disposition des ressources que nous n’avions pas, comme les réseaux sociaux Instagram, Snapchat etc.
C’est quand même incroyable qu’il faille encore des mouvements comme Black Lives Matter pour attirer l’attention sur les injustices, non ?
C’est un combat différent. Cela ne sert à rien de détruire votre quartier. Mais quand un combat s’achève, un autre le remplace. Les gens recherchent toujours plus de justice et d’égalité. C’est beaucoup plus transversal maintenant qu’à notre époque. Mais quand vous tuez une certaine classe de la société [il fait référence à Black Lives Matter, Ndlr], vous avez un problème. Il faut encore se faire entendre. L’esclavage a été aboli mais il y a des souffrances qui subsistent comme celles que vous évoquez. Moi je veux rester optimiste. D’abord, il vous faut rester en vie pour apporter des changements. Vous ne pouvez pas vous tuer vous-même ou vous laisser tuer. Vous serez toujours plus forts vivant que mort parce que vivant, vous pouvez vous faire entendre. Si vous êtes un athlète connu et que vous voulez apporter le changement, vous avez de l’argent pour apporter le changement. Si vous vous faites tuer, vous devenez juste une statistique. Si vous voulez vraiment changer la société, faites une fac de droit, une école de commerce, créez quelque chose d’utile et vous deviendrez la voix de ceux qui n’ont pas de voix. Mais surtout, en devenant riche grâce au sport, ne devenez pas ce que vous détestez. Vous devez rester progressiste.
RFI