Depuis l’entrée du Maroc dans l’Union africaine, la tension ne cesse de croître entre les deux frères ennemis du Maghreb au poste de Guerguerat. Au cœur de leur discorde, le conflit au Sahara occidental, qui s’est envenimé ces derniers mois. Reportage à Alger, à Rabat et sur la « ligne de front », entre les postes-frontières marocains et mauritaniens.
En ces derniers jours de mars, la mythique route nationale 1 (RN1) – 2 379 km, de Tanger à la frontière mauritanienne – a des allures de serpent paresseux chauffé à blanc par le soleil de midi. Décor de désert caillouteux ponctué de rares dunes, parcouru çà et là par des troupeaux de dromadaires et des meutes de chiens errants. Nous sommes au sud de Dakhla, ville des vents et fief de la tribu des Ouled Delim, grands éleveurs au passé belliqueux.
Jusqu’en 2002, cette dernière section de la RN1, longue de 380 km jusqu’au poste de Guerguerat, ne s’empruntait qu’en convoi militaire, deux jours par semaine. On y circule depuis librement, ou presque : à l’entrée et à la sortie de chacune des bourgades traversées – El Argoub, Imlily, Bir Gandouz… –, un barrage de police relève l’identité de véhicules et parfois de leurs occupants. La zone est sensible et, à l’instar de l’ensemble des provinces du Sud – l’ex-Sahara occidental espagnol –, sous contrôle permanent des forces de l’ordre.
Vis-à-vis tendu
Le ruban de goudron continue jusqu’à Guerguerat, se prolonge un peu au-delà puis s’arrête brusquement, au milieu du no man’s land de quatre kilomètres qui sépare le poste-frontière marocain de son équivalent mauritanien, avant de renouer avec le bitume, direction Nouadhibou, Nouakchott et Dakar.
C’est ici que, depuis six mois, militaires marocains et soldats du Front Polisario se font face l’arme au pied, les premiers sur le mur de défense, les seconds dans la zone tampon, sous l’œil vigilant des bérets bleus de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). Un vis-à-vis à portée de fusil, qui est sans doute le plus proche et le plus tendu depuis l’instauration du cessez-le-feu, en 1991.
Tout commence un jour d’août 2016, quand une entreprise privée de travaux publics marocaine entreprend de bitumer les 3 800 m de piste qui relient Guerguerat au poste mauritanien du PK 55. Aux autorités de Nouakchott, qui s’en inquiètent, celles de Rabat expliquent qu’il ne s’agit en aucun cas d’occuper la zone, encore moins de l’annexer, mais de mettre un terme à une aberration.
4 km de désordre
Ce no man’s land où s’entrecroisent une vingtaine de pistes est devenu une zone de non-droit où prospèrent petits trafiquants de cigarettes, de drogue, d’essence et de voitures d’occasion, passeurs de migrants clandestins et racketteurs occasionnels de poids lourds. Quatre kilomètres de désordre sécuritaire sur un axe Maroc-Mauritanie-Sénégal essentiel pour le commerce transfrontalier, c’est une anomalie qu’il convient de contrôler au plus vite. « On construit la route, puis on se retire », assurent les Marocains.
Fin septembre, les engins de chantier, qui opèrent sous la protection d’un détachement de la gendarmerie royale, ont goudronné une première portion de deux kilomètres. Puis tout s’arrête brusquement. Le Polisario, que l’on n’avait pas vu dans la région depuis des lustres, se manifeste tout à coup en envoyant une petite katiba sur place.
Si le Maroc considère l’espace qui sépare le mur de défense de la frontière mauritanienne comme une zone tampon sous responsabilité de l’ONU, le Front et son chef, Brahim Ghali, estiment en effet qu’il s’agit d’un « territoire libéré », sous juridiction de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Aussitôt, la Minurso s’interpose et, depuis New York, l’émissaire spécial de Ban Ki-moon pour le Sahara occidental, l’Américain Christopher Ross, que Rabat accuse depuis longtemps de partialité (et qui finira par démissionner cinq mois plus tard), dénonce une violation du cessez-le-feu par le Maroc. Ghali lui-même se rend sur place pour une visite éclair à ses miliciens. Fin décembre, la tension est au plus haut.
Toutes les options restent ouvertes.
C’est là qu’intervient le contexte politico-diplomatique, sans lequel il est impossible de comprendre pourquoi Guerguerat est devenu un abcès de fixation. Pour Brahim Ghali, le président de la RASD, qui a succédé en juillet 2016 à Mohamed Abdelaziz à la tête d’un Polisario sous perfusion caritative et algérienne constante, il s’agit d’affirmer son autorité en campant sur une ligne dure.
Le leader sahraoui, dont les troupes ont reçu de l’armée algérienne une vingtaine de transports de troupes blindés russes VTB-80 flambant neufs, multiplie depuis des semaines les déclarations ambiguës : s’il affirme toujours vouloir privilégier « la voie pacifique », c’est pour ajouter aussitôt que « toutes les options restent ouvertes » – y compris la reprise des hostilités. Une perspective évidemment inimaginable sans l’appui, donc l’autorisation, de l’Algérie.
Cette dernière hypothèse étant largement jugée improbable, la vraie raison de cette brusque poussée de fièvre est sans doute à rechercher ailleurs. En ce début de 2017, le Maroc s’apprête à intégrer l’Union africaine (UA), et cela ne plaît pas à tout le monde, en particulier à Alger.
Exploiter la construction d’une portion de route au milieu de nulle part pour en faire un incident susceptible de gripper la mécanique du retour du frère ennemi marocain au sein des instances panafricaines : l’occasion était belle. Le fait qu’elle ait été saisie en vain – le Maroc a été admis à l’UA le 30 janvier 2017, à l’occasion du sommet d’Addis-Abeba – ne signifie pas qu’elle ne se reproduira pas.
L’UA entre en scène
À preuve : fin février, le thermomètre ne baisse toujours pas à Guerguerat. Inquiet et désireux de reprendre en main un dossier que son prédécesseur, Ban Ki-moon, avait laissé filer au point de se brouiller avec l’une des parties – le Maroc –, le nouveau secrétaire général, António Guterres, s’entretient au téléphone avec le roi Mohammed VI, le 24 février.
Ce dernier, afin de laisser à son interlocuteur ses chances de réussir, consent à un geste de bonne volonté. Il ordonne l’arrêt des travaux et le retrait des gendarmes marocains de la zone tampon, ce qui est chose faite le 26 février. La fébrilité qui régnait dans cette partie du no man’s land cède rapidement la place à un calme précaire, d’autant que le bras de fer algéro-marocain consécutif à l’entrée du royaume au sein de l’UA se déporte aussitôt sur un autre terrain : celui des arènes diplomatiques.
Le 20 mars, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA, que dirige l’Algérien Smaïl Chergui, se réunit à Addis-Abeba. Objet : la situation au Sahara occidental et l’impossibilité pour l’envoyé spécial de l’UA sur ce dossier, l’ancien président mozambicain Joaquim Chissano, de se rendre sur place, à Laayoune, sa nomination étant considérée comme nulle et non avenue par Rabat. Estimant que « l’exercice est biaisé à la base », sous la houlette d’un commissaire « en plein conflit d’intérêts », le Maroc boycotte la réunion.
Quant à Chissano, qui n’a jamais il est vrai caché ses sympathies pour le Polisario, Rabat considère que sa mission n’a pas lieu d’être, le dossier relevant de la compétence exclusive du Conseil de sécurité de l’ONU. Malicieux, Smaïl Chergui poste deux photos sur son compte Twitter : le siège vide du Maroc et la délégation algérienne en plein travail. Drôle d’ambiance.
Guérilla diplomatique
Bis repetita ou presque quelques jours plus tard à Dakar : soutenu par ses alliés – dont le Sénégal –, le Maroc s’oppose à la présence du Polisario lors de la réunion ministérielle annuelle conjointe entre la CEA (Commission économique pour l’Afrique) et l’UA. Motif : la CEA dépendant des Nations unies, lesquelles ne reconnaissent pas la RASD, cette dernière n’a rien à y faire. Résultat : la réunion est reportée sine die avant même d’avoir pu commencer. Une escarmouche de plus, dans une guérilla diplomatique appelée à durer…
Retour à Guerguerat. La police marocaine et ses chiens renifleurs fouillent les véhicules à destination ou en provenance du poste-frontière mauritanien, dont on aperçoit les antennes. Sur une petite colline dominant la bourgade, un colonel des Forces armées royales (FAR), impeccable dans son uniforme vert olive, nous fait visiter son point d’appui, qui jouxte le mur de défense, un gros remblai de sable surmonté de barbelés.
Vu du haut d’une guérite, les yeux collés aux jumelles, le théâtre des opérations ressemble au décor du Désert des Tartares, de Buzzati : devant, immobile, le PK 55 mauritanien ; à gauche, immobiles, les 4 × 4 blancs de la Minurso ; à droite, immobiles, trois Land Rover couleur sable et un petit fortin en pierres sur lequel semble figé un drapeau du Polisario.
Le Polisario reste
Car si les Marocains se sont effectivement retirés du no man’s land, les indépendantistes sahraouis, eux, sont restés. Ils étaient bien là lors de notre passage le 29 mars – et toujours là le 5 avril, lorsque ces lignes étaient écrites.
Malgré les rappels à l’ordre d’António Guterres, qui a rencontré à ce sujet Ramtane Lamamra, le ministre algérien des Affaires étrangères, à Genève, et Brahim Ghali, à New York, le Polisario maintenait encore sa présence, six semaines après le retrait marocain.
Une douzaine d’hommes au total, installés au point de jonction entre le bitume et la piste, régulièrement relevés et dont le passe-temps consiste à contrôler les véhicules qui vont d’un poste-frontière à l’autre. Pas de racket, mais des petites mesures aussi symboliques que vexatoires : tout signe extérieur marocain (fanion, autocollant, carte routière des provinces du Sud, etc.) est systématiquement confisqué, gratté, effacé.
Si les séparatistes s’incrustent, on ne l’acceptera pas, et ils s’en rendront compte très vite.
Une sorte de guerre des nerfs un peu puérile, mais qui a le don d’agacer à Rabat, où l’on assure qu’un retrait n’est pas synonyme de faiblesse et que la patience a ses limites : « Si les séparatistes s’incrustent, on ne l’acceptera pas, et ils s’en rendront compte très vite », confie une source sécuritaire. Un message en direction d’Alger, autant si ce n’est plus qu’envers ses protégés des camps de Tindouf.
Est-on passé à deux doigts d’une reprise de la guerre, quelque part entre octobre 2016 et janvier 2017, sur le « front » de Guerguerat ? Sans doute pas, aucun des trois protagonistes, qui maîtrisent depuis longtemps l’art d’appuyer sur la gâchette sans déclencher le tir, n’y ayant intérêt.
Pour l’instant, c’est à New York, au siège de l’ONU, que s’est déplacé à nouveau l’épicentre du conflit. Le secrétaire général devait y rendre le 7 avril un rapport annuel qui sera beaucoup plus celui de son prédécesseur que le sien, avant que le Conseil de sécurité se penche, vingt jours plus tard, sur le renouvellement du mandat de la Minurso.
Drôle de paix
En place depuis 26 ans dans le cadre de ce mandat de plus en plus obsolète – l’organisation d’un référendum d’autodétermination –, tant la solution d’autonomie interne semble s’imposer comme la seule option réaliste, la mission onusienne est en outre dans le collimateur des coupeurs de crédits de l’administration Trump, qui estiment que ses 245 militaires et 25 civils coûtent trop cher – 56,5 millions de dollars (environ 53 millions d’euros) pour l’année budgétaire 2016-2017 – au regard d’un résultat pour le moins contestable.
À tout le moins, la paix, une drôle de paix, règne-t-elle à Guerguerat, même si l’on y a pris conscience que jouer à se faire peur comporte quelques risques. « Un dérapage est vite arrivé, redoute un officier marocain. Et avec la guerre de succession qui se profile à Alger, qui sait si un clan ne sera pas tenté de jouer la surenchère ? »
Certes, une rencontre entre les deux chefs d’État, Mohammed VI et Abdelaziz Bouteflika, serait sans doute la seule voie opératoire pour dénouer un conflit quadragénaire. Autant rêver : d’abord parce que l’un des deux – l’Algérien – n’est plus en mesure physique de dialoguer, ensuite parce qu’ils n’ont manifestement rien à se dire. Leur dernier entretien remonte au sommet de la Ligue arabe d’Alger, en mars 2005. Deux heures de tête-à-tête, puis trente minutes de conversation en voiture officielle sur la route de l’aéroport. Douze ans plus tard, c’est comme s’ils ne s’étaient jamais parlé.