Dans l’Illinois, les agriculteurs, électeurs de Trump, otages de la guerre commerciale avec Pékin

Pour répliquer à la guerre commerciale initiée par les États-Unis, la Chine taxe le soja américain. À quelques semaines des élections de mi-mandat, Pékin fait ainsi pression sur un électorat pro-Trump : les agriculteurs. Reportage dans l’Illinois.

Sous un soleil écrasant, inhabituel dans l’Illinois en cette mi-septembre, Dave Kestel entame son premier jour de récolte. Cette année, il a fait chaud sur ses 40 hectares de maïs et de soja, comme dans tout cet État du Midwest américain. La moisson a donc pris un peu d’avance : il lui faut aller vite. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle cet agriculteur s’inquiète. Le soja qu’il produit a perdu 20 % de sa valeur depuis le début de l’été. « Le boisseau de soja était à 10 dollars, il est passé à moins de 8 dollars aujourd’hui », explique-t-il, redoutant la mise sur le marché de sa prochaine récolte. C’est la conséquence directe de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine.

Environ 60% du soja cultivé aux États-Unis est exporté. La Chine est, de loin, le plus gros client. 

Donald Trump a en effet décidé, depuis le printemps dernier, de s’en prendre au pays dont il avait longuement dénoncé la concurrence – déloyale selon lui – durant sa campagne présidentielle. Dernier accrochage en date : l’annonce, le 17 septembre, de taxes sur 200 milliards de dollars de produits chinois. La Chine réplique à chaque fois et choisit bien ses cibles : si elle a visé cet été le soja américain, dont elle est le premier importateur, c’est parce que les agriculteurs du Midwest ont largement contribué à élire le milliardaire à la Maison Blanche en 2016.

Cette joute commerciale est un double coup dur pour les paysans américains. En appliquant des droits de douane sur l’acier et sur l’aluminium étrangers, l’administration Trump fait grimper le prix des machines agricoles, et en augmentant ses taxes sur le soja, Pékin pousse ses acheteurs à se tourner vers d’autres marchés – l’Amérique du Sud notamment. En conséquence, comme Dave Kestel, les agriculteurs du Midwest doivent dépenser davantage pour leurs outils de travail, avec un revenu moindre. Ils vont donc devoir retarder leurs investissements. « Comme cette machine, par exemple, explique Dave Kestel en tapotant le volant de sa moissonneuse-batteuse. Je devrai sûrement attendre avant de la remplacer. »

À cause de la perte de revenus engendrée par les taxes chinoises, Dave Kestel va renoncer au remplacement de sa moissonneuse-batteuse. 

« Trump fait du bon boulot »

Pourtant, ce républicain ne regrette pas vraiment son vote. « Je ne sais pas ce que vous pensez du président Trump mais moi, j’ai voté pour lui et je pense qu’il fait du bon boulot. En tant qu’agriculteur, ces tarifs douaniers me touchent durement, mais tout ce qu’il essaye de faire, c’est d’obtenir des règles du jeu équitables, un commerce plus juste. » Dave Kestel en veut surtout aux Chinois et à leur excédent commercial par rapport aux États-Unis. « Ils jouent les durs et font les radins », dénonce-t-il. Il reste toutefois confiant. Selon lui, Pékin ne pourra pas tenir très longtemps. « Il y a beaucoup d’habitants en Chine et ils élèvent énormément de porcs. Ils ont besoin de manger. [Le soja est principalement destiné à nourrir les porcs]. Il n’y a pas l’infrastructure nécessaire en Amérique du Sud pour qu’ils puissent acheter tout leur soja là-bas, assure-t-il. Ils ont besoin du nôtre ! »

Alors que Donald Trump accuse la Chine de vouloir « interférer dans les élections de mi-mandat » en ciblant ses partisans, l’agriculteur assure qu’il ne changera pas d’avis. Il en veut terriblement à l’administration Obama qui a fait, dit-il, « tripler » le coût de son assurance santé. « Il a beaucoup divisé ce pays. Le racisme est terrible, maintenant. La division entre les démocrates et les républicains n’a jamais été aussi grande. »

L’Illinois est le premier producteur de soja du pays, avec 1,75 milliard de dollars exportés vers la Chine par an. La plupart les fermiers interrogés en septembre reconnaissent une certaine contradiction : ils sont les premiers à être pris à la gorge par la politique d’un président qu’ils ont élu, mais ils continuent à lui faire confiance.

Quant aux associations d’agriculteurs qui promeuvent le libre-échange, elles jouent un numéro d’équilibriste en essayant de ne pas empiéter sur le terrain politique. « Nous sommes très sensibles à cela, explique Brian Kuehl, directeur de Farmers for Free Trade. Nous faisons attention à ne pas prévoir de réunions publiques juste avant les élections de mi-mandat. Nous sommes apolitiques. (…) Peu importe qui se fait l’avocat du libre-échange, nous le soutiendrons. » Car, selon ce lobbyiste, « ce ne sont pas seulement les agriculteurs qui sont touchés, mais aussi les industriels et les consommateurs ».

Brian Kuehl, directeur de l’association des agriculteurs pour le libre-échange « Farmers for Free Trade », le 18 septembre 2018. © Yona Helaoua, France 24

« Des cas de banqueroutes et de suicides en hausse »

À la sortie d’un entrepôt près de Chicago, Brian Kuehl est venu présenter la campagne d’une nouvelle coalition : « Tariffs Hurt the Heartland » (« Les barrières douanières touchent le cœur du pays »). Des représentants de plusieurs secteurs sont venus témoigner de leurs difficultés depuis le début du conflit commercial avec la Chine, l’Union européenne, ou encore le Canada et le Mexique. Ils appellent l’opinion publique à les soutenir et le gouvernement à mettre fin à la guerre commerciale.

Michele Aavang, agricultrice du nord de l’Illinois, à la frontière avec le Wisconsin, fait partie du panel. Elle rapporte un « climat d’incertitude » depuis quelques temps : « Dès que notre récolte sera finie, il nous faudra penser à l’année prochaine : quel type de graines allons-nous planter ? Nous ne savons pas quoi planifier. Cela ne peut pas continuer indéfiniment. » A-t-elle voté pour Donald Trump ? Elle refuse de répondre, mais affirme que ses confrères « soutiennent le président en matière de régulations et de réforme fiscale ». Toutefois, « ces barrières douanières pourraient vraiment nous faire mettre la clé sous la porte », nuance-t-elle.

Michele Aavang, agricultrice du nord de l’Illinois, s’inquiète du climat d’incertitude qui règne dans son secteur. Elle appelle l’administration à rétablir le libre-échange.

Michele Aavang rappelle que contrairement aux industriels qui peuvent reporter les variations de prix sur les clients, les agriculteurs subissent la baisse des prix du marché sans pouvoir rien y faire. « Or l’agriculture est le premier secteur économique dans l’Illinois », rappelle-t-elle au public. Cet État compte quelque 75 000 agriculteurs. « Nous observons des cas de banqueroute et de suicides en hausse », assure-t-elle. Les banquiers étant de plus en plus frileux, les barrières douanières sont une « très mauvaise nouvelle pour les jeunes agriculteurs qui démarrent leur activité ».

Michele Aavang s’est récemment rendue à Washington avec l’association d’agriculteurs American Farm Bureau (officiellement apolitique mais souvent considérée comme conservatrice), pour sensibiliser les législateurs. « Les élus nous comprennent et tentent ce qu’ils peuvent pour nous aider. Quant à l’administration, une certaine confusion règne sur sa stratégie. Nous savons qu’elle reconnait les difficultés des agriculteurs puisqu’elle a mis en place un système d’aides. » Le gouvernement a annoncé un plan de 12 milliards de dollars pour compenser la perte de revenus des agriculteurs. « Mais celui-ci ne nous permet pas de retomber sur nos pieds », regrette Michele Aavang.

« Je mourrai avant de perdre cette ferme »

Dans le public de la réunion « Tariffs Hurt the Heartland », un vieux monsieur s’impatiente. Il attend de pouvoir poser sa question depuis plusieurs minutes. Une fois le micro en main, il tempête : « Je suis moi-même un membre de l’American Farm Bureau, mais je trouve que cette organisation traîne des pieds et est trop conciliante avec Trump. Or elle doit nous soutenir ! » « Avec son système d’aides, Trump est en train d’acheter nos voix », dénonce-t-il. L’agricultrice Michele Aavang lui répond tant bien que mal : « Nous tentons d’avoir une approche civilisée afin de garder notre siège à la table des négociations. »

Mais le nonagénaire n’est pas convaincu. Ce matin-là, il a fait une heure et demie de route avec sa fille pour exprimer sa frustration. Nous les avions rencontrés la veille de la réunion, sur leur propriété où ils vivent tous les deux avec leurs chatons récemment adoptés. Nicole Issert et son papa Leon se démarquent de la majorité des membres de leur communauté : ils sont démocrates, jusqu’au bout des fourches. Ils sont fiers de lire le New York Times – le journal tant haï par le président – et de regarder MSNBC, une chaîne très à gauche, quand tous leurs voisins sont branchés sur Fox News, la télé pro-Trump. Sur le champ de maïs qui borde leur maison, ils ont planté, le long de la route, une demi-douzaine de pancartes pour soutenir les candidats démocrates en novembre. « Parfois, lors de réunions locales, j’ai l’impression qu’on tente de me faire taire », se plaint Nicole, qui aimerait pouvoir parler politique plus librement autour d’elle.

Sur la bordure de son champs de maïs, Nicole Issert a planté des pancartes en soutien aux candidats démocrates de sa communauté aux élections de novembre.

Force est de constater qu’elle déteste le locataire de la Maison Blanche. « Il croit tout savoir mais en réalité, il ne connait pas grand-chose », raille-t-elle, le comparant à « un taureau qui fonce dans un magasin de porcelaine ». Pour elle, la politique commerciale de l’administration « isole les États-Unis du reste du monde ». Elle a très peur qu’au bout du compte, les agriculteurs américains finissent par perdre définitivement leurs clients chinois.

Nicole Issert et son père Leon détestent le président Trump, qui isole selon eux leur pays du reste du monde.

Nicole et son père admettent un amour profond pour leur métier… ainsi qu’une peur bleue de perdre tout ce qu’ils possèdent. « Je mourrai avant de perdre cette ferme », sanglote Nicole. En attendant, ils se serrent la ceinture. « Je réfléchis à prendre un deuxième boulot », confie la quadragénaire, qui songe également à profiter du système d’aide mis en place par le gouvernement. « Je ne vais pas refuser cet argent, reconnait-elle, mais je trouve que c’est un petit pansement sur une blessure que les Américains se sont auto-infligés. » En attendant les élections du 6 novembre, le remède pour en guérir, lui, se fait attendre.

France 24

commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Translate »
RSS
Follow by Email
YouTube
Telegram
WhatsApp