Un mois et demi après la démission soudaine de Nicolas Hulot du ministère de la Transition écologique, la journaliste Stéphane Horel publie aux éditions La Découverte un livre magistral sur le fonctionnement des groupes d’influence, d’autant plus pervers qu’il est légal et assumé. Au service de grandes entreprises, ce système a des conséquences désastreuses sur les politiques publiques et, in fine, sur notre santé à tous. Interview.
Dix années d’enquête, de recherche, d’interviews rassemblées pour « essayer de dégager tous les points communs qu’il y avait dans les stratégies d’influence de différents secteurs industriels, que ce soit l’industrie chimique, l’industrie agro-alimentaire, l’industrie du tabac ». De la psychanalyse à l’instrumentalisation sans vergogne de la recherche scientifique, Stéphane Horel décortique les processus à l’œuvre pour influencer des décisions politiques qui, en Europe comme aux Etats-Unis, vont à l’encontre de l’intérêt général.
L’auteure n’a épargné ni ses efforts de vulgarisation ni de narration, sans pour autant dédaigner rigueur et précision. Des petites touches d’humour sarcastiques sont mises au service d’une pédagogie grand public. On reste toutefois bien loin du cynisme à la limite de l’inhumanité dont font preuve les dirigeants des firmes qui empoisonnent nos corps comme nos démocraties.
A l’origine des Monsanto Papers avec le journaliste du Monde Stéphane Foucart pour lesquels ils ont reçu le European Press Prize de l’investigation, Stéphane Horel a également reçu le prix Louise Weiss du journalisme européen pour son travail sur les perturbateurs endocriniens (Intoxication, La Découverte, 2015).
RFI : Le terme de lobbying, obscur et abstrait, recouvre en fait une réalité bien concrète et multiforme. Le lobby, c’est à la fois la firme (vous citez Monsanto, Coca Cola, Exxon, British Petroleum, Philip Morris, etc.) et les consultants, les gens, les cabinets, qu’elle emploie pour faire pencher les décisions politiques dans le sens de leurs intérêts ?
Stéphane Horel : Oui, le mot lobbying recouvre quelque chose de beaucoup plus large que ce qu’il suscite dans l’imaginaire collectif. Il y a aussi des scientifiques qui travaillent dans le milieu académique ou en sont retraités et qui collaborent avec les industriels. Ils co-signent des articles avec des employés de l’industrie, signent des rapports pour ces industriels, ce qui peut créer des situations de conflits d’intérêts.
Votre enquête s’intéresse à plusieurs industries : le tabac, l’agro-alimentaire, les pesticides, le pétrole. Quelles méthodes utilisent-elles pour influer sur les décideurs comme sur l’opinion publique ?
Le livre se concentre sur les stratégies d’influence qui recourent à la manipulation de la science : ce sont des stratégies extrêmement sophistiquées qui ont permis d’opérer une capture de tout le processus de fabrication de la connaissance. Cela va du scientifique dans son laboratoire à la publication d’articles dans les revues scientifiques qui sont pourtant soumises à des règles très strictes. Des articles, sponsorisés par des industriels dans le but de défendre des produits nocifs, arrivent à passer à travers les filtres et à être publiés dans les revues. En fin de compte, ces articles sont considérés comme de la science alors qu’ils ont été conçus à l’origine comme du matériau de lobbying.
En 1998, deux chercheuses américaines ont analysé une quantité exhaustive d’études sur les effets néfastes du tabagisme passif sur la santé. Sur 106 articles, 39 concluaient à son caractère inoffensif. Sauf que 29 sur ces 39 avaient été écrits par des scientifiques liés à l’industrie du tabac ! C’est pourquoi j’écris dans ce livre que la question de l'(ir)responsabilité de certaines revues est désormais incontournable.
Le but final de ces firmes est d’obtenir, à n’importe quel prix, l’autorisation de la mise en marché de leurs produits pour les écouler à grande échelle. Elles recourent donc à des scientifiques ou pseudo-scientifiques, des instituts de recherche, généralement grassement payés. Mais vous rappelez que « l’existence de liens, contractuels ou pas, entre les firmes et les scientifiques ou leurs organisations, est légale ».
On ne parle pas de corruption en effet. Je parle d’influence. Il est donc aussi beaucoup question d’inconscient : le livre commence d’ailleurs avec une réflexion sur la psychanalyse. Parce qu’en effet, toute cette question d’influence fait appel à des mécanismes psychologiques sophistiqués que les industriels ont étudié et connaissent très bien pour réussir cette gigantesque entreprise de manipulation de la science.
Plus que mettre des produits sur le marché, ce matériau scientifique sponsorisé par les firmes vise surtout à défendre des produits déjà commercialisés mais remis en cause par des études indépendantes. La plupart des produits qui sont en circulation aujourd’hui n’ont eu à passer aucun examen. Cela fait relativement peu de temps que l’on s’inquiète de la toxicité de ce que l’on fabrique.
Avec ces études à l’intégrité parfois très légère, on arrive parfois à des situations aberrantes. Par exemple, deux agences internationales se sont penchées sur le cas du glyphosate, et sont parvenues à des conclusions diamétralement opposées sur sa nocivité ! Comment l’expliquer ?
Si ce genre de choses arrive, c’est que ces agences n’ont pas examiné les mêmes données. Il y a d’un côté le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) qui a classifié le glyphosate comme « cancérigène probable » pour l’homme en 2015 ; quelques mois plus tard, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), une agence officielle chargée notamment des pesticides, a jugé que les éléments en sa possession lui permettaient d’aboutir à une évaluation positive du glyphosate. Cela a donné lieu à une énorme bataille internationale d’experts.
Le Circ, instance scientifique sans pouvoir règlementaire, n’examine que les données qui ont été publiées dans les revues scientifiques, soumises à l’examen par les pairs [d’autres membres de la communauté universitaire, ndlr]. Alors que les conclusions de l’EFSA, agence réglementaire, reposent en grande partie sur des études financées par les industriels… qui sont demandées par les autorités ! Il s’agissait en l’occurrence de Monsanto et d’un regroupement d’une vingtaine de sociétés qui demandaient la ré-homologation de l’herbicide dans l’Union européenne. Pourquoi les agences règlementaires, chargées de veiller à la santé de la population, font-elles reposer leurs décisions sur des études qui sont de facto biaisées ?
Les dés sont donc pipés dès le départ ?
Il est difficile d’imaginer qu’un industriel va diffuser une étude qu’il a sponsorisée quand elle montre que son produit est dangereux. Des études statistiques ont été menées pour voir dans quelle mesure une étude sponsorisée par un industriel a plus de chance de rendre des résultats positifs sur le produit. C’est bien le cas : on appelle ça le biais de financement (funding effect), qui fait que la source de financement d’une étude a un impact sur son résultat. Dans le domaine du médicament par exemple, des essais cliniques financés par l’industrie ont quatre fois plus de chance d’être favorables au médicament testé que dans ceux menés avec des financements indépendants.
Ces déviances, vous le mentionnez, sont en partie dûes à la baisse du financement public de la recherche…
Le désengagement de la puissance publique de la recherche a été assez rapide et radicale. Cela fait partie des problèmes que je relève dans mon enquête : quand on retire de l’argent public de la recherche, celle-ci est obligée de rechercher le financement ailleurs et se tourne vers des fonds d’origine privée, ce qui le conduit à se retrouver dans une situation de conflit d’intérêts généralisée. C’est un choix politique qui a été fait.
Le monde de la science et de la recherche est assez méconnu, que ce soit du grand public, mais aussi – plus gênant –, des décideurs publics…
Très peu de décideurs publics et de politiques ont une formation scientifique (en dehors des médecins, bien représentés parmi les élus en France). Ils ne sont pas capables de lire un article scientifique, peuvent se faire facilement manipuler par les statistiques : c’est un véritable problème parce qu’ils se reposent sur des conseillers qui sont eux, la première cible des lobbyistes.
Fin août, le ministre de la Transition énergétique, Nicolas Hulot, démissionnait avec fracas. Il mettait dans la balance de son départ le poids des lobbies. Cet évènement vous-a-t-il surpris ?
Ce qui est étonnant, c’est qu’un ministre explicite qu’il démissionne parce qu’il dit avoir été confronté aux lobbies. Cela avait été aussi le cas de Delphine Batho. En fait, Nicolas Hulot a trouvé inadmissible sur un plan éthique et politique cette présence du lobbyiste Thierry Coste à une réunion où des décisions importantes devaient être prises [sur la réforme de la chasse, NDLR].
Le lobbying encore une fois n’est pas illégal, mais c’est le débordement de cette influence sur le processus démocratique qui est posé par la démission de Hulot. Que cela soit dit est nouveau, et plus sain pour la vie politique.
Comment comprendre que ces agissements et stratégies d’influence aient pris une tournure aussi systémique ?
Pendant des décennies, les pouvoirs publics ont laissé faire cette capture progressive des circuits de production de la connaissance par des industriels qui avaient des intérêts commerciaux à défendre. C’est pour ça que j’utilise ce mot de « lobbytomie » : je cherchais un mot pour désigner le système actuel de codécision entre des fonctionnaires ou des experts, qui n’ont aucune légitimité démocratique, et des lobbyistes qui n’en ont pas non plus. Ce système, dont les citoyens sont exclus sous prétexte de technicité des dossiers, tourne en roue libre.
RFI