A l’occasion des cérémonies du prix Bayeux des correspondants de guerre, qui se tient jusqu’au 14 octobre, le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), Christophe Deloire, revient sur les récentes affaires de disparitions de journalistes et analyse la situation. Entretien.
RFI : Il y a quelques jours, la journaliste bulgare Victoria Marinova a été retrouvée morte. S’il s’avère que ce meurtre est lié à ses activités professionnelles, cela porterait à 57 le nombre de reporters tués depuis janvier…
Christophe Deloire : La police évoque pour le moment une piste qui ne serait pas liée aux activités professionnelles de la journaliste. C’est possible. Néanmoins je dois rappeler que quelques jours avant sa mort, Reporters sans frontières a demandé que soient placés sous protection judiciaire des journalistes qui ont enquêté sur une affaire de détournement de fonds de l’Union européenne, et que précisément Victoria Miranova a été tuée quelques jours après avoir présenté à la télévision un sujet sur cette affaire et après avoir interviewé les journalistes dont on demandait le placement sous protection.
Et ça ne s’est pas passé dans un pays en guerre, c’est arrivé en Europe…
Quelle que soit l’issue de l’enquête en Bulgarie, ce qui est évident c’est que les journalistes,y compris en Europe, sont de plus plus soumis à une pression terrible. Je ne parle pas là de pression économique, je parle de menaces, de passages à tabac, jusqu’à l’assassinat. C’est arrivé au moins à deux reprises cette année sur le territoire européen avec la journaliste maltaise, Daphné Caruana Galizia, et quelques mois plus tard avec Jan Kuciak en Slovaquie. Un journaliste qui n’avait rien d’un reporter de guerre ; c’était un journaliste de données, qui utilisait les données de l’Union européenne pour les comparer à des données locales et essayait d’établir des détournements dans son pays.
Deux, peut-être trois morts en Europe. Est-ce que c’est une situation exceptionnelle ?
On se souvient deCharlie Hebdo en 2015. On peut, quand on est journaliste, être tué sur le territoire européen. Mais ce qui apparaît cette année, c’est que les victimes sont des journalistes qui enquêtent sur la corruption, sur l’évasion fiscale, sur la mafia. C’est absolument terrifiant de constater cela au sein de l’Union européenne, qui pourtant est de loin le territoire sur lequel la liberté de la presse est le mieux garantie dans le monde. En plus de ces violences, on a aussi le cas d’attaques institutionnelles dans certains pays. En Hongrie par exemple, où des oligarques proches d’Orban rachètent des médias, où des législations ont éteint – ou en tout cas réduit – de manière drastique les libertés des journalistes. Ou en Pologne, où il y a quelques mois le gouvernement a réussi à transformer ce qui était un audiovisuel public en audiovisuel d’Etat qui porte la parole du régime plutôt qu’il ne nourrit le pluralisme. Donc même en Europe, la situation est extrêmement tendue pour tous les journalistes. Surtout que monte une forme de haine des journalistes.
C’est ce que soulignait le dernier rapport de RSF. Pensez-vous que certains discours politiques contribuent à la défiance, voire à la haine des journalistes ?
Ceux qui s’en prennent aux journalistes doivent savoir qu’ils portent une très lourde responsabilité. En Slovaquie, pendant près de dix ans, l’ex-Premier ministre [Robert Fico, NDLR] a insulté les journalistes, les a dénigrés, les traitant de hyènes, et cela a fini par un assassinat dans ce pays. Il n’est évidemment pas l’auteur ni le commanditaire, mais il porte une responsabilité car quand on est un responsable politique et qu’on s’attaque aux journalistes, on affaiblit le journalisme. On affaiblit d’une manière générale les défenses des libertés et on encourage ceux qui veulent perpétrer ce genre d’acte, et qui peuvent se dire qu’ils bénéficieront peut-être d’une forme de mansuétude ou de l’impunité générale qui règne dans de trop nombreux pays.
Dans l’affaire de l’assassinat de Jan Kuciak et de sa compagne, on a appris mardi qu’un homme d’affaires, millionnaire, serait derrière tout ça…
Des journalistes sont en train de nous révéler l’existence d’une autre Europe : une Europe de trafics, une Europe de corruption organisée, parfois à haut niveau. Alors on dira que cela survient notamment aux marges de l’Europe ; c’est possible. Mais cette Europe-là existe. Visiblement des hommes d’affaires, des commanditaires d’ordres différents veulent empêcher le grand public de regarder cette Europe. Il est important que l’ensemble des responsables politiques européens mettent en place des mesures.
Quel genre de mesures attendez-vous de l’Europe ?
D’abord qu’elle soit extrêmement ferme à l’égard des gouvernements qui restreignent la liberté de la presse. Si les exemples polonais ou hongrois font école, si l’Europe laisse ses valeurs de pluralisme foulées au pied comme elles le sont malheureusement dans ces deux pays, alors ce sera extrêmement dangereux pour le modèle européen. Et s’agissant des journalistes tués, ce que nous demandons c’est qu’il y ait une pression politique sur les gouvernements de ces pays pour que les enquêtes soient menées avec toute la diligence et la célérité nécessaire.
Justement, pensez-vous qu’on saura bientôt qui a été tué la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia il y a presque un an ?
Il semble que l’enquête avance, mais nous avons été extrêmement inquiets quant à son déroulement. Il y a notamment eu un magistrat qui enquêtait bien et qui a été promu sans en avoir fait la demande. Nous maintenons la pression sur les autorités et nous allons coordonner une mission internationale à Malte. Il y a une demande très forte de la part de la population que ce crime soit élucidé. A cause de la critique des médias et d’une forme de dilution de la confiance, on imagine qu’il n’y a plus de soutiens pour le journalisme. Mais ce que l’on a observé après l’assassinat de Daphné Caruana Galizia et de Jan Kuciak, c’est une très grande préoccupation populaire. Parce que les citoyens se rendent compte que s’il n’y a pas de journaliste pour enquêter sur ces affaires de corruption, de détournement de fonds, alors c’est leur modèle démocratique qui pourrait basculer.
On oscille entre défiance et défense ?
Je crois que quelle que soit la vision de la démocratie qu’on ait, une vision d’une démocratie libérale visant le consensus ou une vision plus conflictuelle de la démocratie, on a besoin de journalistes pour établir les faits. Aujourd’hui la qualité, la liberté, l’indépendance du journalisme, c’est une question de santé : qui pour enquêter sur notre alimentation ? C’est une question d’écologie : qui pour enquêter sur le climat, les pollutions, les atteintes à l’environnement ? C’est une question sociale : qui pour enquêter sur les discriminations ? Et enfin qui pour enquêter sur les grands sujets internationaux ? On est sur une question politique majeure, ni de droite ni de gauche. Voulons-nous d’une société où il y a des « tiers de confiance » qui grâce à des règles de vérification, à des principes éthiques, garantissent l’accès aux réalités concrètes, ou d’une société où nous sommes livrés à des propagandes d’Etat ou à des propagandes privées sous forme de campagnes de communication parfois déguisées en journalisme.
A Bayeux, comme chaque année une stèle est dévoilée en l’hommage de ceux qui ont perdu la vie ces douze derniers mois en faisant leur métier de photographe, journaliste ou fixeur. Beaucoup, cette année, ne sont pas mort sur des terrains de guerres ; ils ont été visés. Les journalistes sont-ils plus que jamais des cibles ?
La moitié des journalistes tués dans l’année l’ont été sur des théâtres de guerre, l’autre moitié dans des pays en paix. De plus en plus les journalistes sont sciemment visés. Pourquoi ? L’évolution des conflits. Autrefois, d’une certaine manière, les belligérants avaient besoin des journalistes pour faire passer leurs vues, leur thèse. Aujourd’hui, on est dans une forme de crise de la médiation : chaque pouvoir, chaque camp estime qu’il suffit d’ouvrir son site internet, d’avoir son compte sur les réseaux sociaux pour s’exprimer directement sans que personne vienne filtrer, remettre en cause les versions, vérifier les assertions. La remise en cause du journalisme est liée à ça. Le journaliste devient gênant : vous n’avez pas besoin de lui et en plus il remet en cause ce que vous dites.
Depuis 2013 et l’assassinat de deux journalistes de RFI au Mali, le 2 novembre est laJournée de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes. Les choses évoluent-elles de ce côté-là ?
Depuis la création de cette journée par l’Assemblée générale des Nations unies, les choses avancent mais elles avancent trop lentement. Depuis 2015, RSF, avec le soutien de centaines d’organisations et de médias dans le monde et d’un certain nombre d’Etats, demande que soit mis en place un mécanisme concret d’application du droit international. Beaucoup de résolutions sur ces questions sont souvent restées sans lendemain. Nous avons obtenu que le secrétaire général des Nations unies nomme sa conseillère politique pour être notre point de contact et nous sommes en relation quasi hebdomadaire avec elle pour régler des situations de journalistes dans le monde. Nous avons obtenu que le secrétaire général des Nations unies nomme des personnes de référence dans plus d’une dizaine d’organisations onusiennes sur la question de la protection des journalistes. Mais il faut aller plus loin car si, en 2017, on avait constaté que le nombre de journalistes tués était inférieur aux cinq années précédentes, cette année ce nombre est reparti à la hausse. Au 1er octobre, on comptait déjà autant de victimes que sur l’ensemble de l’année précédente.
Il y a aussi Jamal Khashoggi, ce journaliste saoudien en exil mystérieusement disparu après s’être rendu au consulat d’Arabie Saoudite pour y chercher un document pour se marier. Vous êtes inquiets ?
On voit que ces pratiques de disparition forcée, qui sont des pratiques d’un autre âge, sont aussi des pratiques du nouvel âge dans lequel nous sommes en train de rentrer. Nous sommes à un moment où les modèles démocratiques sont affaiblis, où des régimes despotiques se permettent des violations des droits de l’homme, y compris sur des territoires étrangers, que, sans doute à une autre époque ils ne se seraient pas permis. Il est urgent que les modèles démocratiques se mobilisent parce que sinon nous constaterons que tous ceux qui dirigent des régimes despotiques, non seulement vont renforcer l’oppression de leur population, mais vous aussi essayer de nous imposer ces modèles. C’est déjà ce qui est en train de se passer.
Quel est le rôle des fake news dans tout ça ?
Nous vivons aujourd’hui dans une forme de jungle informationnelle, totalement dérégulée, qui crée des distorsions de concurrence totalement nouvelles entre des informations erronées – ce qu’on appelle desfake newsou désormais infox en France – les informations vérifiées. Comme le prouvent les études, le potentiel viral des informations erronées est six fois supérieur à celui des informations sérieuses et de qualité. Nous entrons dans un monde qui favorise d’une certaine manière les régimes despotiques. Il faut qu’on se mobilise pour que dans cette jungle informationnelle ce ne soient pas les prédateurs les pires qui l’emportent.
Comment ?
Soixante-dix ans après la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il faut refonder les garanties démocratiques sur l’information et la liberté d’opinion. C’est la raison pour laquelle RSF a lancé la commission sur l’information et la démocratie [en septembre, NDLR] qui vise précisément à édicter les espaces de la communication et de l’information à l’ère de sa mondialisation et de sa digitalisation pour ensuite lancer une mobilisation politique internationale sur le sujet.
Est-ce qu’il y a quand même des pays où ça s’améliore ?
Heureusement oui. Je pense à l’Ethiopie dont le nouveau dirigeant change radicalement les choses alors que cela a été longtemps un pays où les journalistes ont risqué de se retrouver au fond de cachots infâmes. Il y a d’autres pays comme l’Equateur, où à la faveur d’élections, les choses ont radicalement changé. Ce qui prouve que la mobilisation politique peut servir et qu’on doit rester optimiste.
Le prix Bayeux des correspondants de guerre fête son 25e anniversaire. En quoi est-ce un événement important ?
D’abord il y a une forme de reconnaissance pour les journalistes, le fait de montrer leur travail et de pouvoir être en relation avec le grand public. Et puis c’est l’occasion de se rencontrer. Parce que le travail de reporter de guerre ou de journaliste d’investigation est un travail assez solitaire, donc je pense que nous avons tous besoin de réfléchir à notre exercice professionnel et des prix comme le prix Bayeux en sont l’occasion.