Tous les matins, les auditeurs du Cap entendent à la radio le nom de Jakes Gerwel. En effet, la grande artère qui porte son nom se jette dans l’autoroute A2, ce qui crée immanquablement des bouchons aux heures de pointe. Nous qui fûmes ses amis, nous pensons que cette célébrité vrombissante doit le faire sourire dans sa tombe, lui qui aimait travailler dans la discrétion.
Il était assistant à l’université du Western Cape (UWC), à l’époque réservée aux Métis, quand je l’ai rencontré en 1974. Un de ses commentaires m’a poursuivi jusqu’à maintenant : « A force de dire que nous sommes moins intelligents que les Blancs, il y a des jours où l’on se pose des questions. » C’est une des blessures les plus insidieuses infligées par l’apartheid aux Noirs.
Je l’ai retrouvé en 1985 pour une interview. Il m’a parlé de sa mère, une Gonoqwa, un groupe issu du mélange des Khoïs aborigènes et des Xhosas migrant vers le sud. Jakes Gerwel était né dans le Karoo, du côté de Somerset East. Son père agriculteur plaçait l’enseignement au-dessus de tout. Il avait contribué à la construction de deux classes dans un village alentours, et veillé à ce que ses dix enfants la fréquentent. Il y emmena le jeune Jakes à cheval pour son premier jour de classe. Le petit garçon se mit à pleurer en voyant repartir son père, ce qui fit réagir l’instituteur : il lui colla une gifle. De quoi vous écoeurer de l’école ! Mais non, Gerwel termina même sa carrière comme chancelier de l’université Rhodes à Grahamstown.
Quatre membres de sa fratrie sont devenus enseignants. Après ses études de lettres, Jakes a passé une année à Bruxelles, avant de revenir enseigner la littérature à UWC. Il a pris du galon, et s’est hissé à la tête de l’université, alors qu’elle était secouée par l’ébullition étudiante. Son calme légendaire lui permit de gérer plusieurs situations explosives. En 1994, Nelson Mandela élu président de la République, en fit son directeur de cabinet.
Son premier coup de maître fut de souffler au nouveau chef de l’Etat qu’il serait judicieux de lire un poème en afrikaans, à l’occasion de sa première intervention au Parlement. Gerwel n’a pas choisi un poème neutre : L’enfant n’est pas mort, d’Ingrid Jonker, rappelait la répression aveugle des années 1960, peu avant le suicide de l’auteure. Mandela montrait ainsi sa maîtrise de la langue de ses adversaires d’hier. En soulignant que la langue n’est pas coupable des dérives de ses locuteurs, pas plus que l’allemand n’est responsable du nazisme, il ouvrait la voie à la réconciliation. Mandela gagna une popularité surprenante chez les Blancs, au point que le Parti national finit assez vite par se dissoudre, et que plusieurs de ses membres emblématiques rejoignirent l’ANC.
Le second succès majeur de Gerwel fut le règlement de la sinistre affaire de Lockerbie. On se souvient qu’un avion de la Pan Am avait explosé en décembre 1988 au-dessus de ce village écossais, faisant 259 victimes. Les soupçons se sont vite portés sur deux représentants de Libya Airways à Malte, susceptibles d’avoir posé la bombe dans la soute. Gerwel fut chargé par Mandela de travailler avec Kofi Annan et un prince saoudien, pour convaincre le colonel Khadaffi d’extrader les deux suspects. On leur doit le montage juridique finalement retenu en 1999 : délocalisation d’une cour exceptionnelle de trois juges écossais dans le Camp Zeist aux Pays-Bas, momentanément déclaré territoire britannique.
Gerwel fut un fervent défenseur de l’afrikaans. « C’est nous, les Métis, qui avons façonné cette langue », aimait-il à répéter. « C’est notre langue maternelle », plaidait-il face aux écrivains qui optèrent pour l’anglais suite aux émeutes de 1976. Il encourageait ses étudiants à continuer à écrire selon leur cœur et à lui apporter leurs textes.
C’est ainsi qu’il fit paraître en 1995 les travaux de 26 jeunes auteurs venus de tous les coins du pays, sous le titre de Crossing Over en anglais et Keerpunt en afrikaans, publié chez Kwela. Le recueil, mettant en exergue les interrogations des jeunes adultes dans un monde bouleversé, est aujourd’hui épuisé.
Disparu en 2012, il y a six ans exactement, Jakes Gerwel laisse la communauté métisse à la recherche d’un porte-voix écouté, respecté dans l’ensemble du pays. Les Afrikaners ont perdu un soutien de poids dans la préservation de l’afrikaans, mis à mal dans le monde universitaire.
Une Fondation Jakes Gerwel se propose de promouvoir les jeunes écrivains. Une jolie maison blanche est mise à leur disposition à Somerset East. Ils peuvent y venir en résidence et participer aux débats culturels de la région.
Dans le vacarme des voitures qui, chaque matin, quittent l’immense township Mitchell’s Plain pour emprunter le boulevard Jakes Gerwel, songe-t-on au passeur équanime, artisan majeur de la transition sud-africaine ?
RFI