Pour les écrivains africains francophones, écrire en français est un choix philosophique, politique, stratégique. Dans leurs derniers livres, Alain Mabanckou et Kaoutar Harchi exposent leurs points de vue.
Deux romanciers issus de cultures multiples, deux enseignants à l’université… et deux livres sur la langue. Nombreux sont les points communs qui lient Le monde est mon langage, du Franco-Congolais Alain Mabanckou, et Je n’ai qu’une seule langue, ce n’est pas la mienne, de la Française Kaoutar Harchi, deux livres différents et passionnants, explorant chacun à leur manière le rapport des auteurs francophones au français.
Alain Mabanckou nous convie à une balade littéraire savoureuse à travers l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Ces trois continents racontent son histoire : l’Afrique, où il est né, l’Europe, où il a émigré, l’Amérique, où il est professeur à l’université de Californie, à Los Angeles (UCLA). « Le Congo est le lieu du cordon ombilical, la France la patrie d’adoption, et l’Amérique un coin depuis lequel je regarde les empreintes de mon errance », écrit-il.
Le monde est mon langage offre une synthèse du talent protéiforme de l’écrivain. L’auteur de Mémoires de porc-épic, de Black Bazar, de Petit Piment est un conteur hors pair qui prend par la main le lecteur, compagnon de ses baguenaudes géographico-littéraires. L’essayiste au regard acéré de L’Europe depuis l’Afrique, du Sanglot de l’homme noir, de Lettres noires : des ténèbres à la lumière excelle à présenter un panorama des écritures du monde en maniant les arts paradoxaux de l’érudition et de la simplicité. Et le poète affleure dès l’incipit en forme de profession de foi littéraire : « J’ai choisi depuis longtemps de ne pas m’enfermer, de ne pas considérer les choses de manière figée, mais de prêter plutôt à la rumeur du monde. »
Cette rumeur, Mabanckou nous la souffle à l’oreille comme un murmure complice. Chaque chapitre nous propulse dans une ville différente, avec des auteurs du présent ou du passé sous des formes variées : dialogue, analyse de l’œuvre, saynète, interview, lettre, récit autobiographique… L’inventivité formelle de Mabanckou donne du relief à un récit d’une grande richesse, vif, entraînant. On découvre ou redécouvre des œuvres, des auteurs qui, pour certains, sont des classiques, des institutions dans leurs pays, et sont peu connus en France et dans les autres pays de langue française. On se délectera des angles originaux choisis pour plonger dans les univers de J.M.G. Le Clézio, Dany Laferrière, Tchicaya U Tam’si, Aminata Sow Fall, Eduardo Manet, Kateb Yacine, Douglas Kennedy, Édouard Glissant, Bessora, Jacques Rabemananjara… Mabanckou est un réalisateur de mots dont le trait de plume s’apparente à une caméra à juste distance de son sujet, filmant chaque plan avec une trouvaille qui lui confère du rythme.
Le monde est mon langage est un regard porté vers les écritures des autres en tant qu’elles sont autres et universelles. Et, selon les termes de Mabanckou lui-même, le livre est aussi « une autobiographie capricieuse élaborée grâce au regard des uns et des autres, et à celui que je porte sur eux… » Parfois sans filtre, à travers le récit brut d’épisodes de sa vie : « Il me fait penser à mon cousin Bertin Miyalou qui était presque mon jumeau, mon complice depuis notre enfance jusqu’à sa tragique disparition, quelques jours après notre départ pour la France, à la fin des années 1980. Nous vivions dans le même studio, à Brazzaville, et il n’avait pas supporté que je m’envole pour l’Europe. En partant je lui avais ôté une moitié de sa vie, un de ses poumons. » L’essayiste s’affranchit des conventions du genre, convoquant l’intime pour le dépasser et en faire un objet à part. Comme dans la sape, qu’il évoque par ailleurs, il habille les mots en mélangeant les références pour créer un patchwork à nul autre pareil.
Domination politique
Autre style, autre ton chez Kaoutar Harchi. L’auteure de Zone cinglée, de L’Ampleur du saccage, d’À l’origine notre père obscur quitte ses habits de romancière pour revêtir ceux de docteur en sociologie. Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne est tiré de sa thèse, La Formation de la croyance en la valeur littéraire en situation coloniale et postcoloniale. Étude des trajectoires des écrivains algériens francophones Assia Djebar et Kateb Yacine, en France, entre 1950 et 2009, complétée d’une analyse du parcours et de l’œuvre de Rachid Boudjedra, de Boualem Sansal et de Kamel Daoud.
Les mots ne doivent pas faire peur : si l’objet premier était à visée universitaire, il se transpose dans un heureux mélange de rigueur dans la réflexion et d’accessibilité dans l’exposé. Naît de cette manière complexe et lisible d’interroger la langue une véritable jubilation de lecteur, ravi de la langue qui décrypte la langue au service d’une réflexion intellectuelle puissante. Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne est une horloge de précision dont chaque rouage est un indispensable éclairage à la marche du raisonnement.
L’histoire de la littérature algérienne, majoritairement de langue française, est celle de l’articulation des rapports de domination politique, linguistique et littéraire
Il n’est pas seulement question d’une froide mécanique de la pensée, mais aussi d’un engagement qui s’exonère de l’illusion de la neutralité. La jeune et brillante chargée d’enseignement à Sciences-Po assume à plusieurs reprises un « je » subjectif, étayé par un corpus de références et d’arguments robustes. Pourquoi étudier spécifiquement des auteurs algériens ? Parce que « l’histoire de la littérature algérienne, majoritairement de langue française, est celle de l’articulation des rapports de domination politique, linguistique et littéraire » et constitue en cela « un observatoire privilégié à partir duquel scruter, au prisme d’une loupe grossissante, les relations entre l’écrivain non français de langue française et l’institution littéraire française ».
Outre les mécanismes propres à la détermination de la valeur littéraire, il existe des spécificités liées à la situation coloniale et postcoloniale qui en font un objet d’étude à part entière, dont l’Algérie cristallise les ressorts. Harchi emprunte à Jacques Derrida son titre, tiré du Monolinguisme de l’autre, et sa manière de déconstruire, en particulier les idées communément admises comme la célébration du « génie » ou du « talent » intrinsèque de l’auteur. Ainsi la reconnaissance littéraire est-elle socialement déterminée et consacrée par des institutions à la fois produits et productrices de normes.
L’étude, remarquablement documentée, de la biographie des auteurs, du contexte sociohistorique dans lequel ils ont évolué, des discours publics qu’ils ont portés, du regard sur leurs œuvres, montre que des considérations extralittéraires entrent en jeu dans leur reconnaissance. In fine, un rapport de pouvoir détermine la qualité littéraire reconnue et induit des parcours de reconnaissance qui ont changé de nature à travers le temps. Pour Djebar, Kateb, Boudjedra, « il s’est agi d’associer à une posture défiante une innovation esthétique défendue en tant que rupture avec la norme littéraire en vigueur ». Quant à Daoud et à Sansal, « au sein d’une histoire littéraire algérienne déjà constituée », ils ont « développé une posture littéraire davantage consensuelle fondée sur le mimétisme ».
Domination symbolique de l’institution littéraire
Prenons le cas Kamel Daoud. Selon Kaoutar Harchi, preuves à l’appui, sa consécration littéraire s’est faite au prix de la dénaturation du sens politique de Meursault, contre-enquête, critique vis-à-vis de Camus dans la version algérienne, devenu hommage à l’auteur de L’Étranger dans sa version française, et d’une nette évolution dans les prises de position publiques sur son roman et sur certains sujets de société, intégrant tout ou partie des représentations dominantes. Ainsi, cette transformation illustre que « sur des écrivains qui ont atteint à la nage ses rivages pourtant lointains, l’institution littéraire française a maintenu et continue de maintenir une domination symbolique qui trouve en l’assignation identitaire, en le déni du contexte spécifique de production de l’œuvre, en la déterritorialisation du discours littéraire, ses formes les plus fortes ».
Autant Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne visite les points de friction entre le centre littéraire parisien et ses périphéries, en particulier algériennes, autant Le monde est mon langage instaure un dialogue entre elles à travers les continents, avec l’auteur en son centre, témoin de ces interactions dans la construction de son identité. Chacune de ces analyses porte à sa façon la profondeur de la nuance et la force de l’intelligence.
Source:jeuneafrique