Je voudrais d’abord remercier Habib Sy de me mettre à l’aise dans cet échange d’idées qui n’a rien de personnel, en prenant l’initiative de lui conférer de la convivialité nous prédisposant ainsi à nous cantonner dans un cadre fraternel tout en assumant nos divergences sur des questions d’intérêt.
J’ai lu avec beaucoup de plaisir sa réponse à ma réponse et ses interpellations insistantes qui ne me laissent aucune possibilité de ne pas poursuivre ce débat que je considérais clos.
Au risque de nous distraire de l’essentiel qui porte sur la gouvernance de notre pays, je voudrais bien m’appesantir un peu sur le dialogue qu’il met en situation entre Alphonse de Lamartine et Birago Diop.
Dans des moments de spleen (j’emprunte le mot à Baudelaire que Habib cite bien-à-propos, quelque part) dans l’exil, nostalgique de sa terre natale, Milly dont il revoit l’environnement et le décor dans ses pensées, Lamartine apostrophe des « objets INANIMÉS » de cet environnement qui lui manquent tant, leur demandant s’ils ont « une ÂME qui s’attache à notre âme », cette question n’ayant qu’un caractère intermédiaire vers la préoccupation essentielle du poète : savoir si ces montagnes, vallons, saules, vieilles tours… ont « la force d’aimer ».
La réponse de Birago Diop présentée par Habib Sy, en est-elle vraiment une ? On peut bien en douter car quand Lamartine parle d’une âme pour les objets inanimés, Diop fait état de l’âme des morts qui viendrait habiter des objets. Le poète sénégalais ne reconnaît donc pas réellement l’existence d’une âme propre à ces objets comme l’envisage son confrère français né plus d’un siècle avant lui, mais évoque une métempsychose. Et surtout, Lamartine s’intéresse à une âme des objets pour l’amour alors que Birago Diop révèle une âme humaine réincarnée, vindicative, capable de châtier durement comme en a fait l’expérience son personnage, Sarzan, frappé de folie par les esprits pour avoir défié la tradition et les fétiches. On se retrouve ainsi dans une concurrence à soubassement culturel voire cultuel entre un animisme affectif et un animisme coercitif.
Habib, tu es revenu aussi sur l’histoire politique du Sénégal. J’en ai une autre vision que j’aurais confrontée à la tienne si le contexte le permettait. A côté des grands idéaux que tu identifies comme ayant toujours été le moteur des différentes séquences de cette histoire, j’aurais mis en exergue d’autres propulseurs que l’on ne saurait justement marginaliser car ayant déterminé le cours de l’histoire et qui remettent fortement en cause la vertu de ces âmes que tu célèbres aujourd’hui avec nostalgie. En tout état de cause, pas plus que les partis, les leaders ne sauraient être inscrits dans l’éternité comme tu l’affirmes. Dans ce monde, rien n’est éternité, tout est temporalité.
Quant à la mosaïque de partis et de mouvements politiques qui suscite ton émotion, son histoire est connue car relevant du contemporain. Son apparition n’a rien de spontanée et ses origines n’entretiennent aucun mystère. Jusqu’en 2000, année d’arrivée de votre famille politique aux affaires, on était encore dans des limites raisonnables. Vous avez profité de votre position de pouvoir pour encourager la fragmentation du paysage politique dans le but d’affaiblir vos adversaires. Vous avez aussi promu l’entreprenariat politique en fonctionnarisant le statut de chef de parti pour vos alliés, provoquant ainsi une ruée vers la création de partis politiques unipersonnels qui s’empressaient d’adhérer à la coalition qui vous soutenait à l’époque, la fameuse CAP21 dont la presse a eu à faire des révélations sur les « tontines » et autres mœurs très éloignées de la vertu et des soucis de bonne gouvernance. Enfin, lorsque vous avez perdu le pouvoir, votre parti qui avait déjà perdu son âme depuis longtemps et n’avait plus aucune attractivité propre n’a pu retenir ses cadres qui se sont massivement évadés pour aller créer chacun son propre parti ou mouvement. C’est cela la véritable histoire de l’inflation de partis et de mouvements politique dans notre pays. Votre responsabilité dans cette situation est donc grande même si tu t’attèles à vouloir t’en laver les mains.
Mais si créer un parti est chose aisée, le crédibiliser pour en faire un acteur majeur du jeu politique et des échéances électorales l’est beaucoup moins. Le peuple est attaché à la vertu et l’exige de ses dirigeants. C’est sur ce terrain que Macky Sall bat tous ses contemporains. L’adhésion populaire à son leadership n’a jamais frémi que pour aller un peu plus vers l’avant, en plus de 10 ans dont 8 à la tête de l’État. Pendant ce temps, beaucoup d’autres sont abonnés aux moins de 1% de suffrages, encore qu’ils ont besoin de s’armer de beaucoup de courage pour affronter les urnes sans s’accrocher au wagon passager d’un tuteur plus significatif qu’eux.
Quand tu parles d’incompétence, d’amateurisme, de faux documents administratifs, d’injustice, de petites coteries, de tâtonnement dans les prises de décisions, je me dis que c’est comme si tu avais consulté les archives de la presse pour compiler un ensemble de tares qui étaient régulièrement attribuées à vos différents gouvernements. Je me rappelle particulièrement le mépris et l’arrogance avec lesquels certains de vos adversaires vous caractérisaient en commentant votre action.
Habib, l’histoire n’est jamais exacte car elle n’est jamais neutre. C’est conscient de cette réalité d’ailleurs que mon patron, comme tu dis avec justesse, privilégie toujours l’information recueillie à la source plutôt que les relations susceptibles d’avoir un effet altérant. Tu peux ainsi être assuré qu’il n’a pas besoin de moi pour prendre connaissance de tes réflexions dès l’instant que tu les rends publiques.
Je peux t’assurer aussi que nous ne trouvons rien de particulier dans le fait qu’il puisse être amené à s’inspirer de réflexions émanant de toi. Tu es suffisamment qualifié pour formuler des idées profitables à ce pays que nous avons en commun et mon patron à qui incombe la lourde mission de gouverner est connu pour son humilité et son ouverture d’esprit qui le prédisposent à l’écoute et la réceptivité.
Je peux t’assurer enfin que je suis loin de voir en toi un simple producteur de bizarreries, bien au contraire. Je confirme toutefois que tes recommandations que j’ai eu à qualifier de bizarres le sont bien à mes yeux, pour des raisons que j’ai exposées en son temps. Je dirais même que c’est par respect pour l’aîné digne de respect que tu es, que j’ai choisi ce qualificatif qui me paraissait le plus neutre dans l’éventail lexical qui se présentait à moi.
Cette fois, tu concentres tes critiques sur la gestion politique de la Covid-19 en prenant comme prétexte cette phrase extraite du discours du 11 mai 2020 du Président de la République :
« Dans le cadre de cette nouvelle phase qui va durer, non pas quelques semaines, mais au moins trois à quatre mois, nous devons désormais apprendre à vivre avec le virus… ».
Tu estimes que « depuis, les barrières de protection de l’État à l’endroit des populations ont été progressivement démantelées ». Ainsi, poursuis-tu, « il s’en est suivi une propagation du coronavirus, du nombre de cas testés positifs, de l’augmentation des cas graves et du nombre de décès ». Ta sentence, tel un couperet, tombe : « Les mesures de relâchement de protection des citoyens sénégalais, en leur demandant d’apprendre à vivre en présence du virus, sont une forfaiture, et une violation de dispositions de notre Charte fondamentale ».
Tu vises, au titre de ces dispositions prétendument violées par l’État, d’abord l’article 7 de la Constitution que tu cites en ces termes :
« La personne humaine est sacrée. L’État a l’obligation de la respecter et de la protéger.
Tout individu a droit à la vie, à la liberté, à la sécurité, au libre développement de sa personnalité, à l’intégrité corporelle, notamment à la protection contre toutes mutilations physiques. »
Selon toi, « il ressort de ces dispositions, qu’en demandant aux populations d’apprendre elles-mêmes à coexister avec un virus aussi dangereux, l’État du Sénégal a failli à son obligation de respect et de protection du citoyen ».
Tu renchéris : « Notre droit à la vie, à la sécurité, au libre développement et à l’intégrité corporelle a été violé par la puissance publique ».
Tu enchaînes avec l’article 8 que tu cites ainsi :
« La République du Sénégal garantit à tous les citoyens les libertés individuelles fondamentales, les droits économiques et sociaux, ainsi que les droits collectifs. Les libertés et droits sont notamment : » (fin de citation)
Tu continues avec ton propre commentaire, comme suit : « Parmi les droits énumérés, figure « le droit à la santé ». Manifestement, la levée des mesures de protection sanitaire des populations, constitue une atteinte grave au droit à la santé du peuple sénégalais. Ainsi, de façon volontaire et consciente, l’État du Sénégal expose son peuple à un danger sanitaire. »
Tant dans la convocation de la parole présidentielle que dans la citation des dispositions constitutionnelles des articles 7 et 8, je ne saurais ne pas souligner le jeu de distraction auquel tu te livres, en amputant tout ce qui est susceptible d’anéantir la thèse bancale que tu t’évertues à asseoir.
En ce qui concerne le discours du 11 mais 2020 du Président de la République, le passage que tu cites s’enchaîne avec d’autres pour former un tout cohérent qui ne laisse aucune place à l’équivoque. Je vais donc replacer ce passage qui retient ton intérêt dans son contexte discursif et on pourra apprécier ensuite de la valeur de l’interprétation que tu en fais. Je cite :
« Aujourd’hui, après deux mois de mise à l’épreuve, nous devons sereinement adapter notre stratégie, en tenant compte, une fois de plus, de notre vécu quotidien. J’ai consulté à cet effet une équipe pluridisciplinaire d’éminents experts nationaux.
Il ressort de leurs analyses et évaluations minutieuses que dans le meilleur des cas, c’est-à-dire si nous continuons d’appliquer les mesures édictées, le COVID-19 (ndlr : l’Académie française n’avait pas encore tranché le débat sur le genre du mot) continuera encore de circuler dans le pays jusqu’au mois d’août, voire septembre.
Ces projections montrent que l’heure ne doit pas être au relâchement, mais à l’adaptation.
Plus que jamais, l’État continuera donc de veiller à l’application des mesures de contingentement de la maladie.
Mais plus que jamais, la responsabilité de chacune et de chacun de nous est engagée.
Dans cette nouvelle phase qui va durer, non pas quelques semaines, mais au moins trois à quatre mois, nous devons désormais apprendre à vivre en présence du virus, en adaptant nos comportements individuels et collectifs à l’évolution de la pandémie.
En conséquence, il nous faut adapter notre stratégie, de façon à mener nos activités essentielles et faire vivre notre économie, en veillant à la préservation de notre santé et celle de la communauté. »
Plus loin dans le même discours, le Président poursuit :
« Le Gouvernement veillera particulièrement à ce que la fréquentation des lieux de culte, des établissements scolaires et autres espaces publics, des marchés et autres commerces, y compris les restaurants, obéisse strictement aux mesures de distanciation physique et aux gestes barrière ; notamment le port obligatoire du masque et le lavage des mains.
Partout, le respect de ces conditions est essentiel pour éviter des risques de contamination. Le Gouvernement y veillera de près et prendra, le cas échéant, toutes les mesures appropriées afin de prévenir la propagation du virus.
Déjà, 10 millions de masques ont été produits localement. Ils seront distribués dans les écoles, les lieux de culte, les marchés et les transports publics ».
Dans ce discours, qu’est-ce qui pourrait être assimilable à une défaillance de l’État, à fortiori une forfaiture ? Le virus est là, bien là, partout sur la planète, sans que l’humanité n’y soit préparée. Partout, le nombre de malades et de décès évolue à un rythme exponentiel. Les plus grandes puissances de la planète totalisent leurs cas de contamination en centaines de milliers et les décès en dizaines de milliers. Partout, on a confiné, dé-confiné et on re-confine en attendant de dé-confiner à nouveau. Et nulle part dans le monde, à l’heure actuelle, on ne dispose de moyen pour éradiquer ce virus. Faudrait-il renoncer à vivre, à travailler et s’enfermer dans les maisons pour attendre l’échéance incertaine de sa disparition totale ? En vérité, Le Président Sall a énoncé une doctrine de réalisme contextuel qui a fini de s’imposer dans tous les pays de la planète, avec la bénédiction des instances internationales dont l’OMS. Partout, tout le monde parle de « apprendre à vivre AVEC le virus » et il faut souligner la subtilité sémantique dans le choix du Président Macky Sall de préférer dire « EN PRÉSENCE DU VIRUS » et non « AVEC LE VIRUS ».
Les articles de la Constitution que tu vises ne sont pas non plus épargnés par cette opération de charcutage destinée à soustraire au regard de l’opinion tout ce qui est de nature à compromettre la lecture que tu voudrais donner de ces textes. Ainsi, aucun des 2 articles auxquels tu te réfères n’a été cité dans la totalité de ses dispositions. Je me limiterai simplement à l’article 8 qui parle de droit à la santé, que je reproduis intégralement ci-dessous :
« La République du Sénégal garantit à tous les citoyens les libertés individuelles fondamentales, les droits économiques et sociaux ainsi que les droits collectifs. Ces libertés et droits sont notamment :
- Les libertés civiles et politiques : liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de réunion, liberté de déplacement, liberté de manifestation,
- Les libertés culturelles,
- Les libertés religieuses,
- Les libertés philosophiques,
- Les libertés syndicales,
- La liberté d’entreprendre,
- Le droit à l’éducation,
- Le droit de savoir lire et écrire,
- Le droit de propriété,
- Le droit au travail,
- Le droit à la santé,
- Le droit à un environnement sain,
- Le droit à l’information plurielle
Ces libertés et droits s’exercent dans les conditions prévues par la loi. »
On constate que cet article traite de libertés et de droits qu’il énumère de manière exhaustive mais également hiérarchisée car l’ordre d’énumération est loin d’être gratuit. Les 5 premières libertés appartiennent à la catégorie dite de première génération au critère chronologique car lorsque les peuples sont passés du statut de sujets aux droits négligeables à celui de citoyens, on a estimé que ces libertés étaient les plus fondamentales pour donner de la substance à ce nouveau statut. Cette catégorie traite de libertés essentielles. Ici, ce qu’on attend de l’État, c’est juste de lever toute interdiction susceptible d’entraver la pleine jouissance par le citoyen de ces libertés, toute action de fond de sa part étant jugée négative. Avec l’évolution, on a greffé 6 nouveaux droits appartenant à la catégorie dite de 2eme génération et qui traitent de droits sociaux. Le glissement lexical de la notion de liberté à celle de droit est très significatif. Car on est désormais dans un champ où l’implication active de l’État est nécessaire et obligatoire, notamment en termes de mise à disposition (rendre disponible des établissements scolaires, des structures de santé, créer les conditions d’accès à la propriété, au travail…). Enfin, on a 2 droits plus récents relevant de la 3ème catégorie et qui sont des droits de solidarité ou d’épanouissement. Sur la liste hiérarchisée de ces libertés et droits qui sont au nombre de 13, tu as fait abstraction des 10 premiers pour mettre en exergue le 11ème , pourquoi ? Parce que les mesures que tu critiques, après près de 2 mois de situation d’exception, consacrent le retour à l’orthodoxie démocratique par la restauration des libertés fondamentales de première génération que sont la liberté de réunion, la liberté de déplacement, la liberté de manifestation, les libertés religieuses… Au nom de ton interprétation plus que contestable du 11ème droit dans la hiérarchie, tu préconises un ensevelissement pur et simple des 10 premiers qui sont substantiels à notre modèle de démocratie libérale et à l’humanité. C’est quand même surprenant de la part d’un militant libéral.
Habib, cette pandémie est tombée sur la planète, alors que l’humanité ne savait rien d’elle ni de son agent porteur. De la Chine aux USA, de la France au Brésil, en passant par l’Algérie, le Nigéria et l’Afrique du sud, partout, on a réagi à l’instinct et l’intuition, et l’on se retrouvait souvent perdu entre tâtonnements et errements. Avec le temps, on commence à connaître le mal. Désormais, on sait au moins 3 choses.
La première est que l’on en ignore encore beaucoup plus que l’on en sait sur cette maladie. Ce qui rend plus pertinent et plus actuel que jamais le principe d’adaptation préconisé régulièrement par le Président Macky Sall.
La deuxième est que nul ne sait quand l’humanité sortira de cette épreuve. Ainsi, on comprend aisément que le mot dignité revient souvent dans le discours du Président, car il en faut pour surmonter notre peur et faire face.
La troisième est que par la seule volonté, on peut s’imposer des comportements capables de réduire sensiblement la circulation du virus et limiter son champ de contamination. Ceci nous rend chacun responsable et nous commande de faire preuve de lucidité et de rigueur dans la mise en œuvre des comportements appropriés au contexte. Ceci interpelle aussi tous ceux qui ont un statut de leader dans la société car ils ont tous le devoir et la responsabilité de concourir au respect par tous des mesures de prévention. Chaque société a ses spécificités et la nôtre se distingue entre autres par l’attachement des populations à des leaderships et autorités non étatiques de différentes natures, lesquels exercent souvent sur elles une influence dont ne saurait se prévaloir l’autorité publique. Ainsi, dans une situation où le cadre institutionnel ne permet plus à celle-ci de contraindre les populations comme l’aurait fait naturellement le chef de canton il y a juste quelques décennies, l’influence des différents leaders alternatifs, à commencer par le chef de famille, serait un relais particulièrement efficace pour inciter les populations à une attitude plus adaptée au contexte. Idrissa Seck vient d’en donner un exemple particulièrement émouvant, en renonçant à se présenter à la levée du corps de son cousin Alioune Badara Niang (que Dieu lui réserve un accueil favorable et accorde à ses proches la force de surmonter l’épreuve, amine) par respect des mesures de distanciation sociale et aussi par souci de mettre son leadership au service de la bonne cause. Je lui présente mes condoléances attristées en y associant toute sa famille et salue son geste de grandeur et de responsabilité. Dans ce contexte précis, c’est le genre de posture qu’on attend de tout leader. Ceux qui se dérobent de leurs responsabilités et passent leur temps à accuser l’État d’avoir démissionné devant les populations, ceux-là rendraient bien jaloux Ponce Pilate.
Alioune FALL
Conseiller du Président de la République