C’est une fuite sans précédent. Des milliers de pages de documents confidentiels des Nations unies relatifs à l’assassinat de deux experts mandatés par le Conseil de sécurité. Michael Sharp et Zaida Catalan avaient été chargés d’enquêter sur les violences en République démocratique du Congo. Les « Congo Files » documentent les pistes et options levées par les enquêteurs ainsi que les multiples entraves qu’ils ont rencontrées entre mars 2017 et septembre 2018. Leur exploitation a fait l’objet d’une collaboration entre plusieurs médias internationaux : RFI, Le Monde, Foreign Policy, Süddeutsche Zeitung et la télévision suédoise. Ces documents révèlent l’enquête minutieuse de policiers onusiens et les manipulations auxquelles ils doivent faire face dans la recherche de la vérité. Les deux premiers volets de cette enquête sont cosignés par Sonia Rolley (RFI) et Joan Tilouine (Le Monde).
C’est une vidéo macabre. Elle dure six minutes et dix-sept secondes. Mais cela semble interminable pour les journalistes convoqués par les autorités à la visionner à Kinshasa le lundi 24 avril 2017. Il est 9h30 dans le studio de la Radio-télévision nationale congolaise installé dans les locaux du ministère de la Communication, en plein cœur de la fourmillante capitale congolaise. Dans la salle étouffante, l’atmosphère est pesante. Dans quelques heures, le monde entier aura accès sur les réseaux sociaux aux images de l’assassinat des deux experts, tombés sous les balles de vieilles pétoires de la force publique belge, tués par des jeunes hommes taciturnes, aux bandeaux rouges flambant neuf.
La scène se déroule à l’ombre d’un bosquet planté dans la plaine de Bunkonde, un village-paroisse ceinturé de fosses communes, au centre de la République démocratique du Congo (RDC). Les victimes sont un Américain de 34 ans, Michael Sharp, une ressortissante suédo-chilienne de 36 ans, Zaida Catalan, leurs trois chauffeurs et leur interprète congolais. Les experts enquêtaient pour le compte du Conseil de sécurité de l’ONU sur les violences qui ravagent les provinces du Kasaï. Sept mois, jour pour jour, avant leur assassinat, un chef coutumier Kamuina Nsapu, qui s’était insurgé contre l’autorité de l’Etat, avait été tué par l’armée. Ses partisans, constitués en milices politico-mystiques, avaient embrasé le cœur de la RDC, une région jusque-là paisible.
Pour le gouvernement congolais, ces Kamuina Nsapu ne sont rien d’autres que des « terroristes ». Et cette vidéo est censée démontrer que, contrairement aux soupçons, Kinshasa n’y est pour rien. « Elle montre très bien leur mise à mort par les Kamuina Nsapu », martèlent à l’unisson le ministre de l’Information, Lambert Mendé, et le porte-parole de la police. Ce lundi-là, le régime congolais clôt l’enquête. A 10 000 km de là, au siège des Nations unies, à New York, c’est l’effroi.
« Nous ne pensons pas que [cette vidéo] aurait dû être montrée », déclare le porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Stéphane Dujarric. En coulisses pourtant, des investigations poussées et semées d’embûches ont été menées par la Mission des Nations unies au Congo (Monusco). RFI, Le Monde, Foreign Policy, Süddeutsche Zeitung et la télévision suédoise ont eu accès à des milliers de pages de documents confidentiels des Nations unies. Les « Congo Files » plongent dans les entrailles du système onusien bouleversé par la mort de ses deux experts. L’organisation internationale se retrouve tiraillée par les divisions entre les partisans d’un compromis politique avec Kinshasa au détriment de la vérité et les tenants d’une enquête indépendante.
«Témoin ou participant ?»
Kananga, capitale délabrée d’une province oubliée. Depuis le 12 mars, date de la disparition des deux experts, la Monusco mène des recherches. C’est depuis des préfabriqués que, dans les premières heures, les membres du tout nouveau bureau de la Monusco s’activent. Ils sont pour la plupart arrivés à Kananga quelques semaines plus tôt. Avec le peu de contacts dont ils disposent, ils tentent de retrouver les deux experts.
L’ONU peine à déployer quelques dizaines de casques bleus dans la zone. D’abord, les forces de sécurité congolaises prétendent que les experts sont encore en vie. Ensuite, elles s’efforcent de compliquer les déplacements des équipes de recherche. « Dans les jours qui ont suivi, il y a eu un face-à-face sur la route de l’aéroport entre les FARDC et les casques bleus uruguayens qui voulaient enquêter dans la zone de disparition », indique un enquêteur onusien. Au même moment, à Kananga, militaires et policiers congolais prennent d’assaut Ganza, l’un des quartiers censés abriter des caciques des milices Kamuina Nsapu qui refusent de signer un accord de paix avec le gouvernement. Les forces de sécurité congolaises font du porte-à-porte. Un massacre « de maison en maison », dénonce la société civile. Les équipes de l’ONU, elles, sont tenues à l’écart.
Les conditions d’enquête sont difficiles : pas d’internet, peu d’eau, un seul 4×4 et des militaires congolais qui restreignent leurs déplacements et nuisent à leur travail, peut-on lire dans les notes confidentielles. C’est dans ce contexte que deux agents du JMAC, le service de renseignement civil de la Monusco, sont dépêchés à Kananga à compter du 16 avril pour soutenir l’équipe de recherche de l’ONU. Dans leur rapport interne, ils disent d’emblée avoir rencontré le responsable local de l’Agence nationale de renseignement (ANR), soulignant sa « position extrêmement défensive et les griefs de ce dernier à l’encontre des experts ». A défaut d’entregent dans la région, ils butinent de contact en contact, des missionnaires aux journalistes, des chefs coutumiers aux policiers du coin, et distribuent des centaines de dollars en échange d’indices.
Parmi ces « contacts », un personnage trouble et débrouillard devient bientôt incontournable : Jean Bosco Mukanda. Agé de 36 ans, il n’est officiellement qu’un enseignant de la petite bourgade délaissée de Bunkonde et un bon père de six enfants. Mais il semble avoir tout vu, tout su. C’est lui qui détaille l’assassinat des deux experts aux premiers enquêteurs des Nations unies. Jean Bosco Mukanda le raconte à qui veut l’entendre : des chefs locaux embrigadés par des féticheurs Kamuina Nsapu ont ordonné la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan. Il dit même avoir vu « un jeune garçon qui tenait dans sa main la tête d’une femme blanche ainsi que d’autres miliciens qui tenaient des mains coupées », rapportent dans une note interne les enquêteurs du JMAC.
Très vite, ces derniers réalisent que leur informateur entretient des relations étroites avec les officiers locaux des Forces armées congolaises (FARDC). En bon intriguant, M. Mukanda prend même des initiatives et prétend avoir identifié l’un des tueurs, un milicien de Kamuina Nsapu. Le 25 mars, les enquêteurs reçoivent un SMS de sa part : « Je l’ai fait arrêter par les FARDC. Ce garçon milicien (…) doit nous montrer là où ils ont enterré les deux Blancs ». Le lendemain, les enquêteurs de l’ONU rédigent une nouvelle note : « Alors que le contact se dit menacé par les miliciens Kamuina Nsapu, il s’affiche ouvertement en contact avec les FARDC et est accroché au gain facile ». Quand UNPOL, la police des Nations unies, se propose de ramener le détenu à Kananga, désireuse de pouvoir l’interroger elle-même, voilà qu’il s’échappe miraculeusement, avec sans doute la complicité du même Jean Bosco Mukanda. C’est ce que rapportent un policier et un prisonnier de Bunkonde aux enquêteurs.
Les agents onusiens de renseignement échangent néanmoins chaque jour avec Jean Bosco Mukanda. Et chaque jour, ils notent des contradictions, des incohérences. Ils finissent même par établir le profil de leur meilleur « contact » dans un document intitulé : « Témoin ou participant ? ». C’est toutefois ce M. Mukanda qui finira par indiquer les lieux où sont enterrés les corps des deux experts. Et il ne s’est pas trompé. Le 27 mars 2017, une équipe conjointe de la justice militaire congolaise et des Nations unies déterre les corps des deux trentenaires qui gisent l’un sur l’autre dans une fosse mal recouverte. Zaida Catalan a la tête coupée. Elle ne sera jamais retrouvée. Pour le gouvernement congolais, c’est la preuve que les responsables ne peuvent être que des miliciens Kamuina Nsapu adeptes de rites sacrificiels. Les autorités de Kinshasa communiquent dans ce sens, de leur propre initiative. L’ONU vient à peine de prévenir les familles des victimes. Les opérations de recherche sont terminées. Pas l’enquête.
UNPOL reprend le dossier
Alors que les corps sont transportés à Kampala, la capitale de l’Ouganda voisin, pour être autopsiés, le chef de la police des Nations unies (UNPOL) à Kinshasa, le général Abdounasir Awale, constitue une « task force » composée de six enquêteurs. Ce militaire djiboutien veut faire avancer le dossier alors qu’à New York, le Département des affaires politiques des Nations unies redoute déjà les conséquences politiques. Car la Monusco, la plus vieille et la plus coûteuse mission de maintien de la paix, se trouve sous pression de son partenaire, la RDC, dirigée par Joseph Kabila dont le dernier mandat aurait dû s’achever en décembre 2016. Chaque semaine, le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme dénonce les exactions toujours plus nombreuses des forces de sécurité devenues la principale source d’insécurité dans le pays. Ce qui irrite Kinshasa qui réclame avec insistance le départ de la Monusco accusée « d’ingérence ». Depuis Genève, le Haut-commissaire aux droits de l’homme, Zeid Ra’ad al-Hussein, réclame une enquête indépendante sur les violences au Kasaï qui ont généré des dizaines de fosses communes. C’est donc dans un contexte politique délicat que l’UNPOL intervient.
« C’est le général Abdounasir Awale qui s’est saisi de cette affaire de lui-même. Personne ne lui a demandé », précise une source interne onusienne. Sans le savoir, ce haut-gradé djiboutien lance, depuis Kinshasa, une enquête qui le mènera à questionner la version des autorités congolaises. Ses policiers déployés sur le terrain retrouvent l’intriguant Jean Bosco Mukanda. L’informateur a été arrêté par l’armée congolaise le 8 avril 2017 dans la matinée, à Bunkonde, accusé d’avoir menacé un prétendu milicien, selon ses dires. Quelques heures après, il est libéré, sans plus d’explications. Et il reprend contact avec l’ONU.
Les policiers d’UNPOL naviguent dans une nébuleuse d’informateurs suspectés de manipulations et de double-jeu. Pour le compte de qui agissent-ils ? L’un d’eux se présente comme un « débrouilleur ». Il demande à être appelé Patrick Alpha et mettra les policiers sur la piste de la vidéo de l’assassinat des experts. Voici ce que rapportent les policiers onusiens dans une note confidentielle datée du 18 avril 2017 : « Il y a deux semaines, il s’est rendu avec une vingtaine de personnes à Mbuji Mayi [la capitale diamantifère du Kasaï oriental] pour acheter des vêtements à revendre à Kananga. Sur le retour, ils s‘arrêtent sur la N40 pour se reposer et réparer leur véhicule près d’un village que le témoin dit ne pas connaître ». C’est là qu’il prétend avoir rencontré deux jeunes hommes sirotant des liqueurs bachiques traditionnelles en visionnant sur un téléphone la vidéo du meurtre. Patrick Alpha dit avoir payé 2 000 francs congolais (un euro) pour la récupérer, une somme dérisoire si ce n’était le budget personnel quotidien de près de 80% de la population. Il livre ensuite la vidéo à UNPOL. C’est la même que celle montrée par le gouvernement congolais à la presse, le 24 avril à Kinshasa.
Ce même jour, à Kananga, les enquêteurs de l’ONU reprennent langue avec Jean Bosco Mukanda. Étrangement bien renseigné, il leur livre le nom de l’un des tueurs présumés qu’il a identifiés sur la vidéo. « Il s’agit du nommé Eva Ilunga, âgé de 20 ans qui suit un stage sur la pédagogie, plus précisément à l’école Primaire de Bunkonde 1 », écrivent-ils dans un rapport interne. « Eva » est en fait Evariste Ilunga né le 8 décembre 1995, habitant un hameau près de Bunkonde. Il est désormais l’homme le plus recherché du Kasaï. Il ne tiendra pas plus de trois jours avant de se faire arrêter par les FARDC, grâce aux dénonciations de M. Mukanda. Les enquêteurs d’UNPOL déchantent vite. Ils n’ont aucun accès au suspect. Mais par personnes interposées, ils le placent sous surveillance. Ils découvrent ainsi qu’il se promène librement dans la prison décatie de Kananga, dispose même d’un téléphone portable et d’un avocat militaire. De quoi éveiller les soupçons des limiers de l’ONU sur un éventuel double jeu de la justice militaire congolaise.
« Le gouvernement est-il impliqué ? »
Le 1er mai, UNPOL fait le point et note une dégradation des conditions de travail. « L’information est de moins en moins accessible. Il y a de plus en plus de secret. L’équipe a aussi constaté un engagement faible de l’auditorat militaire de Kananga dans cette enquête », écrivent les enquêteurs. Deux jours plus tard, ils vont même plus loin et osent, dans une de leurs notes confidentielles, poser des questions qui, jusqu’à ce jour, hantent les Nations unies. « Jean-Bosco [Mukanda] n’est-il pas la même personne qui filme et parle sur la vidéo ? » D’autant qu’après analyse, la voix de M. Mukanda et d’un protagoniste de la vidéo semblent coïncider. Celui qui dit à la vingtième minute du document : « Nous attendons les autres qui viennent ». Autre élément troublant relevé par les enquêteurs de l’ONU : « Comment Jean-Bosco peut-il être connecté avec les miliciens et entretenir en même temps de bonnes relations avec l’armée ? » Plus grave encore : « La vidéo a-t-elle été produite/arrangée pour faire porter la responsabilité du meurtre aux Kamuina Nsapu ? Le gouvernement est-il impliqué ? Est-ce que cette vidéo a été faite pour torpiller notre enquête et à des fins politiques ? »
Depuis Kinshasa, le Nigérien Maman Sidikou, patron de la Monusco et représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en RDC, interpelle ses supérieurs à Genève et New York. Dans un mail daté du 21 mai, M. Sidikou traduit en langage diplomatique les inquiétudes des enquêteurs sur le procès qui s’ouvrira le 5 juin et sur les doutes qui pèsent sur les intentions de la justice militaire. « Je suis préoccupé par le fait qu’on risque de ne pas être en mesure de dire que justice a été rendue de manière satisfaisante à la fin de la procédure », écrit M. Sidikou dans son mail accompagné d’une note d’UNPOL très critique à l’égard de la procédure congolaise en cours.
Les enquêteurs de la police de l’ONU poursuivent leur travail et exploitent un document qu’ils se sont bien gardés de partager avec les autorités congolaises. C’est un enregistrement audio d’une conversation d’une heure et neuf minutes datée du 11 mars 2017, soit la veille de l’assassinat des experts. Sur cette bande exhumée de l’ordinateur portable de Zaida Catalan – retrouvé à son hôtel et ensuite confié à la police suédoise -, on discerne plusieurs voix. Celles des deux experts qui conversent avec trois personnages qu’ils pensent utiles pour les guider sur le terrain. Ils se révéleront tous être des agents ou des collaborateurs de l’Agence nationale de renseignements (ANR).
Betu Tshintela, José Tshibuabua et Thomas Nkashama, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, naviguent en fait entre les « services » et les parents du défunt chef traditionnel Kamuina Nsapu dont ils sont proches. Cet étonnant trio illustre à merveille l’envers du décor du Kasaï en guerre où chaque acteur joue un double, un triple jeu incité ou contraint par l’ANR qui utilise habilement les divisions au sein des chefferies traditionnelles pour mieux les infiltrer et les affaiblir. UNPOL écrit dans ses rapports confidentiels que Betu Tshintela, présumé traducteur des deux experts, disparu comme eux le 12 mars, est d’ailleurs un ancien agent de l’ANR, comme il l’écrit lui-même dans un curriculum vitae récupéré par les enquêteurs. Il en va de même de José Tshibuabua, son cousin, qui mentionne même sa fonction sur sa page Facebook passée au crible. La troisième voix est celle de Thomas Nkashama, qui, lui, ment sur son identité lorsqu’il discute avec les experts, n’hésitant pas à se faire passer pour Tom Perriello, l’envoyé spécial des Etats-Unis pour l’Afrique des Grands Lacs aux positions tranchées qui irritent le gouvernement congolais. Ce trio a en fait menti pour attirer les experts dans le piège fatal de Bunkonde.
DROIT DE REPONSE
Cette enquête collective a nécessité presque deux ans d’investigations pour tenter de comprendre les conditions dans lesquelles les deux experts onusiens, Michael Sharp et Zaida Catalan ont été assassinés.
Le procès ouvert le 5 juin 2017 à Kananga est toujours en cours. Il a été suspendu 10 mois sur demande du secrétariat général de l’ONU. Le procureur canadien Robert Petit a été nommé pour soutenir l’enquête judiciaire congolaise.
- L’auditeur général de l’armée, Timothée Mukuntu, dit ne pas avoir eu connaissance du dossier d’enquête de la police des Nations Unies. Il dément toute entrave de la justice militaire, mais reconnaît « une certaine lenteur mais pas de volonté d’entraver quoique ce soit ».
- Le présumé interprète des experts et ancien agent de l’Agence Nationale des Renseignements (ANR), Betu Tshintela, est donné pour mort par les autorités congolaises. La Monusco dit toujours rechercher son corps.
- Le principal témoin, l’ancien chef de milice et enseignant, Jean Bosco Mukanda, a finalement été inculpé en septembre 2018, un an après les premières révélations de RFI.
- Les deux inspecteurs de la Direction générale des Migrations et anciens collaborateurs de l’Agence Nationale des Renseignements, José Tshibuabua et Thomas Nkashama, ont été arrêtés depuis novembre 2017. Ils ne sont inculpés jusqu’à présent que pour le meurtre des quatre accompagnateurs congolais de Michael Sharp et Zaida Catalan. Ils ont comparu pour la première fois quelques jours avant la publication de cette enquête.
- Evariste Ilunga, dit « Beau Gars », est arrêté et inculpé en avril 2017 dans le cadre de ce dossier.
- Le présumé milicien, Marcel Tshibue Bibomba, est considéré depuis le 2 avril 2017 comme en fuite. Il est toujours recherché.