Restitution d’œuvres d’art africaines: le cas de l’Algérie

Depuis la décision prise par Emmanuel Macron le 23 novembre de restituer 26 œuvres d’art au Bénin, la question de la restitution d’œuvres africaines reste au cœur de l’actualité. Parmi les sujets qui animent les débats : pourquoi le rapport commandé par le président français auprès de l’historienne d’art française Bénédicte Savoy et l’universitaire et écrivain sénégalais Felwine Sarr s’est limité à la partie subsaharienne de l’Afrique et a écarté des pays comme l’Algérie ? Entretien avec Zahia Rahmani, commissaire en 2016 de « Made in Algeria », la première grande exposition sur l’Algérie en France, et responsable du domaine de recherche « Histoire de l’art mondialisée » à l’Institut national d’histoire de l’art à Paris.

RFI : Dans le rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, l’Algérie n’a pas été prise en compte, parce que l’Algérie, comme l’Égypte, ces deux pays « relèvent de contexte d’appropriation et impliquent des législations très différentes » [1]. Comprenez-vous pourquoi l’Algérie a été écartée ?

Zahia Rahmani : Dans le rapport, il est dit aussi que ce sont des pays qui ne relèvent pas du même schéma du patrimoine. L’Algérie, tout comme l’Égypte, n’a pas tout son patrimoine à l’extérieur du territoire. Cela a été une des choses qui ont été énoncées. Ce sont aussi des pays avec lesquels il y a des contentieux qui sont assez spécifiques, par exemple concernant la présence de collections dans le territoire algérien et qui – au moment de l’indépendance – ont nécessité un certain type de négociation. L’Algérie revendiquant ces collections comme étant son patrimoine. La France disant que ces collections étant en dépôt… Donc, il y a encore un certain nombre d’objets assez litigieux. [2]

Lors de son discours à Ouagadougou, en novembre 2017, le président français proclamait : « Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel africain soit en France ». Lors de Made in Algeria, la première grande exposition sur l’Algérie en France, vous vous êtes rendue compte que pratiquement toutes les œuvres importantes pour raconter cette histoire se trouvaient dans des institutions en France. Peut-on dire que – comme pour le Bénin – une large part du patrimoine culturel algérien est aujourd’hui en France ?

Ce ne sont pas du tout les mêmes objets. Moi, j’ai eu affaire à un patrimoine qui était, soit produit par des Français, et qui concernait le territoire algérien, soit produit par des Français pendant la colonisation. Cela pose le problème de la représentation de ce territoire et aussi la manière dont ils fabriquent une archive de ce pays. Le vrai problème que posent ces œuvres et ces archives, c’est leur disponibilité pour la société algérienne, la possibilité d’y accéder et les étudier sachant qu’en France, une grande partie de ces objets ne sont pas disponibles. Ce sont des objets qui sont dans des réserves ou même inconsultables pour certains. Par exemple, un des éléments les plus essentiels, La Prise de la smalah d’Abd-el-Kader, peint par Horace Vernet en 1845, est aujourd’hui considéré comme une des plus grandes œuvres du XIXe siècle. Elle fait plus de 21 mètres de long et 5 mètres de hauteur. Et elle est aujourd’hui inaccessible pour le grand public et les chercheurs.

Il y a eu des restitutions, dont certaines très symboliques. En 2003, par exemple, le président Jacques Chirac avait restitué à l’Algérie le sceau du Dey d’Alger par lequel Husseyn Pacha avait scellé sa reddition en 1830. Aujourd’hui,la presse algérienne cite volontiers le mythique canon de « Baba Merzoug », une pièce d’artillerie de 7 mètres de long, installée à Brest depuis 1833. Selon vous, quelles sont les œuvres majeures prises pendant la colonisation et qui auraient aujourd’hui vocation à retourner en Algérie ?

Concernant le canon, pour la France, il a joué un rôle spécifique puisqu’un consul de France a été – dit-on – mis dessus et renvoyé et donc tué au XVIIIe siècle. La vengeance des Français aurait été de le reprendre en 1830. Là, on voit très bien que ce n’est pas une question d’œuvres produites et symboliquement relevant du patrimoine de la société algérienne elle-même. Cela a à voir avec le fait que, dans le cas d’un conflit, les éléments symboliques ne cessent d’être déplacés. La France considère que c’est le patrimoine de son armée. L’Algérie considère que c’est le patrimoine de son histoire. On n’est pas dans le même cas de figure qu’une spoliation de type patrimonial. Un des aspects les plus marquants de la question coloniale et de la spoliation concernant l’Algérie, c’est l’arrachement et la dépossession d’un grand nombre de pièces et d’œuvres antiques qui étaient sur le territoire algérien et qui ont été emmenées en Europe…

S’il y avait des restitutions à demander, à mon avis, ce n’est pas un enjeu autour d’objets. Cela serait la possibilité d’avoir accès à ce qui concerne la société algérienne et son histoire. [3] L’accès aux archives, au corpus antique. Travailler à la manière comment on pourrait mettre à disposition ces objets, par exemple par la numérisation.

Si aujourd’hui une restitution avait lieu ou l’accès était donné, qu’est-ce que cela pourrait changer pour l’Algérie, la société algérienne, la relation entre la France et l’Algérie ?

Moi, j’étais très étonné par le succès de l’exposition Made in Algeria. De la forte présence de Français, mais aussi d’Algériens et de descendants de familles algériennes. C’est essentiel pour la société algérienne d’avoir la possibilité de jeter un regard sur son passé à travers les documents que nous possédons. Si ce n’est que pour pouvoir penser le présent et un futur différent.

Si je prends le cas d’une ville comme Médéa qui a été peinte par Jean-Antoine-Siméon Fort. Dans nos archives, c’est le seul exemple que nous avons de l’architecture de cette ville. Dans nos archives, il est question de plusieurs corpus architecturaux qui ont été démolis, détruits, et dont on n’a quasiment pas de traces en Algérie. Imaginez que la société française, ici et maintenant, n’ait aucune archive de son passé récent. [4] C’est un vide sidéral concernant de tout avant le XXe siècle. C’est impossible de structurer la pensée d’une société sur ce vide.

[1] À la page 2 de leur rapport, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy précisent : « Sur le territoire africain, le cas de l’Algérie (qui a fait l’objet d’intensives négociations dès les années 1960 et donné lieu à d’importants mouvements de restitution ou de dépôts à long terme après l’indépendance) et le cas de l’Égypte (qui s’inscrit dans une logique d’exploitation multilatérale des richesses du pays par plusieurs États occidentaux), bien que présents dans les collections publiques françaises, relèvent de contextes d’appropriation et impliquent des législations très différentes du cas de l’Afrique au sud du Sahara. Ces cas devront faire l’objet d’une mission et d’une réflexion spécifiques. »

[2] À la page 15 de leur rapport, Sarr et Savoy évoquent la situation spécifique du cas de l’Algérie : « au lendemain des accords d’Évian (1962) et quelques mois avant l’indépendance du pays, la France ordonne le transfert à Paris de trois cents tableaux du musée des Beaux-Arts d’Alger qui ne seront restitués à l’Algérie que sept ans plus tard au terme de rudes négociations. »

[3] À la page 31 de leur rapport, Sarr et Savoy renvoient à une enquête de Karima Lazali pour évoquer ces effets : « Karima Lazali, Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, Éditions La Découverte, 2018. »

[4] À la page 35 de leur rapport, Sarr et Savoy évoquent le cas de l’Algérie pour aborder la question des archives : « Intimement liée dans les consciences collectives et dans les processus historiques à la question de la restitution d’objets, celle des fonds d’archives constitués à l’époque coloniale joue dans le processus de reconstruction mémorielle un rôle central. Plusieurs anciennes colonies françaises, l’Algérie en tête, réclament depuis de nombreuses années l’accès aux archives de leur propre histoire. »

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