Grand favori du prix Goncourt qui dévoile son palmarès ce mercredi, « Frères d’âme » de David Diop, est l’hymne déchirant d’un tirailleur sénégalais peu à peu gagné par la folie meurtrière des tranchées de 1914. Poignant.
Du sang, de la boue, une prière. Presque une obsession. « Frère d’âme », second roman de l’écrivainfranco-sénégalais David Diop, prend aux tripes.
Des tripes, il en est d’ailleurs question. L’auteur plante son décor dans les tranchées de la Grande Guerre. Le héros, Alfa Ndyaye, un tirailleur sénégalais de 20 ans, assiste impuissant à la longue agonie de son ami d’enfance éventré, Mademba Diop. Jusqu’à son dernier souffle, le soldat africain s’avoue incapable de se soumettre à la dernière volonté de son « plus que frère » : mettre fin à ses souffrances en l’égorgeant. « Trois fois il m’a demandé de l’achever, trois fois j’ai refusé ».
« Comme un mouton du sacrifice »
À compter de ce jour funeste, la jeune recrue va se lancer de plus belle dans le combat, se livrant à chaque jour un rite macabre. Avec une précision toute médicale, il capture un soldat ennemi, le ligote, l’éventre avant de lui trancher la gorge « comme aux moutons du sacrifice ». Avant de laisser le corps reposer sur les terres jonchées de projectiles, Alfa Ndyaye prend le fusil de l’adversaire et lui tranche la main qu’il ramène comme un trophée.
À son retour dans les tranchées, le jeune sénégalais est accueilli en héros, un fusil dans une main et une main ennemie dans l’autre. D’abord amusés, ses camarades prennent peu à peu leur distance avec celui qu’ils croient désormais sorcier. À la septième main, Alfa Ndyaye est convoqué par le capitaine de la troupe qui l’envoie se « reposer un peu » à l’arrière.
Sur son lit d’hôpital, l’assaillent alors les souvenirs solaires et heureux qui unissent les deux amis d’enfance. Le narrateur se souvient de leur village de Gandiol, de leur rivalité aussi. Le lecteur quitte les champs de batailles sombres et boueux pour les terres ocres et chaudes du Sénégal.
Plus qu’un roman sur le sort des tirailleurs sénégalais, « Frère d’âme » interroge sur la folie meurtrière. D’une écriture poétique et épurée, David Diop évoque aussi avec puissance la cruauté des combats, le déracinement autant que l’universalité de l’amitié.
Né à Paris en 1966, David Diop a passé son enfance au Sénégal. Actuellement maître de conférences en littérature du XVIIIe siècle à l’université de Pau, l’auteur est le grand favori des prix Goncourt et Renaudot.
Ah ! Mademba Diop, mon plus que frère, a mis trop de temps à mourir. Ça a été très, très difficile, ça n’en finissait pas, du matin aux aurores, au soir, les tripes à l’air, le dedans dehors, comme un mouton dépecé par le boucher rituel après son sacrifice. Lui, Mademba, n’était pas encore mort qu’il avait le dedans du corps dehors. Pendant que les autres s’étaient réfugiés dans les plaies béantes de la terre qu’on appelle les tranchées, moi je suis resté près de Mademba, allongé contre lui, ma main droite dans sa main gauche, à regarder le ciel froid sillonné de métal. Trois fois il m’a demandé de l’achever, trois fois j’ai refusé. C' »était avant, avant de m’autoriser à tout penser. Si j’avais été tel que je suis aujourd’hui, je l’aurais tué la première fois qu’il me l’a demandé, sa tête tournée vers moi, sa main gauche dans ma main droite. »
France 24