Disparitions et enlèvements : l’autre face de la guerre au Yémen

Depuis 2015, le Yémen est le théâtre d’une guerre qui oppose les milices houthistes du nord du pays, soutenus non officiellement par l’Iran, aux forces loyalistes qui bénéficient du soutien d’une coalition de pays du Golfe, menée par l’Arabie saoudite. Si les bombardements ont provoqué une crise humanitaire et alimentaire sans précédent, le quotidien des habitants est également marqué par les enlèvements, devenus monnaie courante dans le pays.

Depuis trois ans, le Yémen est ainsi devenu un nouveau terrain d’affrontement entre chiites et sunnites : les Houthistes du nord du pays, appartenant à une branche du chiisme et soutenus par l’Iran, ont pris le contrôle de la capitale Sanaa en 2014, chassant ainsi le président Abd Rabbo Mansour Hadi, allié de l’Arabie saoudite dont les bombardements ont causé depuis 2015 plus de 10 000 morts et 56 000 blessés, en majorité des civils.

Dans ce contexte de guerre, où le pays est divisé entre la zone nord contrôlée par les houthistes et la zone sud sous contrôle des loyalistes, les enlèvements et prises d’otages de civils ont explosé. Une association, la « Ligue des mères des disparus », dont le siège se trouve à Ta’izz, une ville à la frontière entre les deux zones, tente de recenser les disparus, mais surtout de soutenir les familles des disparus, afin qu’ils obtiennent la libération des leurs. À ce jour, elle dénombre 3 478 disparus, et estime qu’au moins 128 personnes enlevées ont été tuées.

Le 27 septembre, l’association a organisé un rassemblement des mères des disparus devant la maison du ministre de l’Intérieur Ahmed al-Mayssari, afin d’exiger des informations sur le sort de leurs enfants et le jugement des responsables des enlèvements. À 2’28, une mère, effondrée par terre, crie : »Ils se sont battus pour leur pays et au final ils ont été emprisonnés, pourquoi ? » Selon l’association des mères disparues, des jeunes ayant pris les armes pour défendre Aden contre l’attaque houthiste, entre mars et juillet 2015, ont ensuite été arrêtés par les forces loyales, sans qu’on en connaisse le motif.

« Quand une personne est enlevée, sa famille reste des semaines sans avoir de nouvelles »

Mariam Abdallah est la responsable de coordination et de communication de la « Ligue des mères des disparus ».

Notre association n’a qu’un seul siège, et nous n’avons pas réussi à en ouvrir d’autres ailleurs dans le pays, bien que le besoin se fasse ressentir. Plusieurs villes sont concernées par ces enlèvements, à des degrés différents. Les plus touchées sont les villes sous contrôle houthiste, comme Sanaa, Hajjah, Hodeïda et Imran, mais la capitale du sud, Aden, n’est pas en reste [ville sous contrôle des forces loyalistes].

Plusieurs catégories de personnes sont visées par ces enlèvements, on vient les prendre devant les universités, dans la rue ou même au fond de leur lit. Il y a évidemment les jeunes activistes ou blogueurs qui critiquent les milices ou l’État [dans les zones loyalistes] sur les réseaux sociaux, notamment via leurs statuts Facebook, et sont ciblés pour des raisons politiques. Aussi, les commerçants ou les hommes d’affaires de condition aisée qui sont enlevés par les Houthistes, en vue de demandes de rançons. Plus rarement, des enfants peuvent être enlevés à la place de leurs pères, et servent ainsi de moyens de pression sur la famille – ou pour obliger le père à se manifester.

Manifestation organisée le 2 octobre par des membres de l’association à Hodeïda, ville portuaire dans l’est du pays et contrôlée par les Houthistes : »les Houthistes, où sont les dizaines de nos enfants disparus arbitrairement ? »

Ceux qui sont enlevés par les Houthistes sont parfois libérés contre une somme d’argent, parfois faramineuse, cela peut aller jusqu’à 1 million de rials yéménites [soit 3 475 euros]. Ils peuvent également servir de monnaie d’échange contre des prisonniers houthistes détenus par le camp d’en face.

Quand une personne est enlevée, sa famille reste des semaines sans avoir de nouvelles. Au bout de quelques mois, les proches peuvent glaner quelques informations grâce à des détenus libérés qui révèlent l’identité de leurs codétenus, ou grâce à l’intercession des chefs de tribus auprès de responsables de milices.

« L’existence de prisons secrètes et la pratique de la torture sont avérées dans les deux camps »

L’ONG Human Rights Watch a publié, le 25 septembre 2018, un rapport où elle accusait à son tour les rebelles chiites de prises d’otages de civils et de pratiquer la torture, en rappelant qu’il s’agissait de crimes de guerre et en exigeant la libération des détenus. Une violence que dénonce à son tour Mariam Abdallah, en rappelant toutefois qu’elle n’est pas exclusive à un seul camp :

Il est plus difficile de traiter avec les Houthistes qui brutalisent les mères des disparus quand ces dernières manifestent ou demandent des comptes au sujet de leurs enfants enlevés, de même qu’ils nous ont menacés plus d’une fois, parce que nous sommes membres de cette association. Les miliciens se montrent inflexibles sur le sujet et refusent de libérer des prisonniers sans contrepartie. Du côté des forces loyalistes, notamment de la police, il arrive parfois que l’on obtienne quelques résultats, comme la libération, récemment, de 70 prisonniers à Aden.

Mais l’existence de prisons secrètes – y compris à Aden – et la pratique de la torture sont avérées dans les deux camps. Nous avons recueilli de nombreux témoignages d’anciens prisonniers qui nous ont parlé de torture psychologique et physique : ils ont été placés en isolement pendant des jours, dans des cellules complètement obscures, parfois avec un serpent ; pour certains, des geôliers ont creusé une tombe pour les convaincre qu’ils seraient exécutés ; sans parler des brûlures, de l’électrocution, de l’usage des clous et des aiguilles ou encore de la flagellation…

À Aden, les mères écument les commissariats ou manifestent devant la maison du ministre de l’Intérieur pour savoir au moins où se trouvent leurs enfants, s’ils sont vivants ou morts. Beaucoup demandent à ce qu’on les juge, car cela obligerait au moins les autorités à reconnaître qu’elles les détiennent et à les sortir au grand jour.

Manifestation organisée à Ta’izz, le 4 octobre, par l’association. On peut lire sur l’affiche : « Criminalité infinie… et des corps sans vie après la torture… »

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