Pour les 500 000 personnes sourdes en France, l’accès à l’emploi relève du parcours du combattant. À quoi ressemble la vie au travail lorsque l’on est atteint de surdité ? À l’occasion de la Journée mondiale des sourds, samedi, France 24 a enquêté.
Depuis sept ans, Julien Ropitault travaille comme comptable dans une grande banque à La Défense. Sourd de naissance, il communique en langue des signes et par écrit, mais ne lit pas sur les lèvres. Deux fois par semaine, un interprète effectue le déplacement jusqu’à son bureau pour lui permettre de participer aux réunions de groupe. Si la communication avec ses collègues s’avère limitée, Julien a néanmoins réussi à trouver sa place : « Quand il y a un problème pour se faire comprendre, il y a toujours une solution et puis ici, l’entreprise a fait de la sensibilisation à la surdité et proposé des cours de langue des signes ».
L’exemple de Julien est une réussite, mais reste une exception. Il le reconnaît lui-même, peu de sourds ont accès à l’enseignement supérieur et ils s’exposent à des préjugés au travail : « Beaucoup pensent qu’un sourd ne peut pas avoir les mêmes compétences qu’un entendant ».
Afin de lutter contre les exclusions, certains professionnels ont fait des problèmes relationnels entre sourds et entendants leur spécialité. C’est le cas de Marie-Laure Saurel, qui a fondé Pepsa3, une entreprise qui œuvre à l’insertion professionnelle des sourds et intervient dans des situations de crise : « On nous appelle car l’employé sourd est complètement en retrait ou parfois même, est devenu agressif. Très vite, on se rend compte qu’il ne dispose pas de moyens adaptés pour communiquer ou que ses collègues ne comprennent pas son handicap. On a eu le cas d’une dame appareillée qui n’entendait pas lorsqu’il y avait du bruit ambiant. Certains collègues pensaient qu’elle le faisait exprès avec des réflexions du type ‘Tu fais ta sourde quand ça t’arrange’. »
Des quotas inadaptés
La loi française impose aux entreprises des quotas sur les travailleurs handicapés, qui doivent représenter 6 % de leur effectif total. Si les embauches concernent une grande variété de pathologies, du handicap physique aux maladies graves, les sourds ne comptent souvent que pour une infime partie.
« Un des problèmes avec ce type de handicap, c’est qu’il est parfois mal appréhendé par la médecine du travail », estime Laurent Carré, correspondant handicap à la SNCF. Sur les 250 agents dont il a la charge, seuls quatre sont sourds et il n’est pas toujours possible de leur donner un travail correspondant à leurs compétences.
« Souvent, on estime que c’est trop dangereux pour un sourd de travailler sur le terrain, alors que des systèmes existent aujourd’hui comme des signaux lumineux pour avertir du passage des trains, poursuit Laurent Carré. Résultat : certains techniciens qualifiés se retrouvent à démonter des sièges dans des entrepôts car c’est jugé sans risque. »
Outre le fait que les employés sourds peuvent se retrouver cantonnés à des postes sous-qualifiés, leur embauche nécessite un investissement à long terme en moyens humains (interprètes) et technologiques (systèmes de communications adaptés), un dispositif jugé trop compliqué et coûteux par certains employeurs, qui privilégient d’autres types de handicap pour atteindre les quotas.
Le problème des interprètes
En France, la langue des signes n’est reconnue comme une langue officielle que depuis 2005. Quelque 300 interprètes sont aujourd’hui actifs, alors qu’il en faudrait 3 000, selon les estimations.
Nadège Elmau ne manque donc pas de travail. Interprète en langue des signes, elle va d’un rendez-vous dans un cabinet d’avocats à Paris, où elle retrouve une jeune femme sourde qui veut entamer une procédure de divorce, à un grand centre hospitalier de Villejuif où elle se rend, l’après-midi, pour traduire les propos d’un patient. Nadège est payée au forfait, 130 euros pour une prestation de deux heures, un tarif inférieur à celui des interprètes vocaux malgré des études longues et coûteuses. « C’est un métier de passionné, confesse-t-elle. On est considéré comme des travailleurs sociaux et on passe notre vie dans les transports. »
Pour Marie-Laure Saurel, elle-même ancienne interprète, l’État ne met pas assez de moyens à la disposition de cette profession, que « beaucoup abandonnent ou exercent à temps partiel ».
Un désintérêt qui devient un vrai problème pour les sourds signant en entreprise. « On compte en général trois semaines à un mois pour faire venir un interprète », estime Laurent Carré. Pour pallier à cette pénurie, les grands groupes développent des relations privilégiées avec des entreprises d’interprétariat qui leur fournissent des solutions d’urgence si besoin. Mais parfois, il n’y a vraiment personne : « Il m’est arrivé de devoir annuler une réunion après avoir ratissé tout Paris sans succès », reconnaît Laurent.
Des solutions technologiques
Toutefois, les avancées technologiques ont considérablement amélioré la situation des sourds au travail. Tadeo, une plateforme d’interprètes, peut se connecter au téléphone de la personne sourde et permettre la traduction en direct de ses conversations ; l’entreprise propose également des services de sous-titrage. C’est l’offre la plus connue sur le marché et l’une des plus anciennes, mais elle représente un investissement financier conséquent pour les entreprises.
D’autres acteurs sont apparus sur le marché avec des solutions innovantes comme Roger Voice, une application mobile qui retranscrit instantanément les échanges téléphoniques. L’entreprise développe aujourd’hui sa plateforme d’interprètes accessible sur téléphones portables. « Il y a beaucoup de systèmes spécifiques qui existent déjà pour aider les personnes sourdes à communiquer, mais ils sont éparpillés et parfois durs à trouver. Notre but est de tous les rassembler pour un meilleur service », explique Olivier Jeannel, fondateur de Roger Voice.
Si elle représente une aide indispensable, la technologie n’est pas un remède miracle. « Trop souvent, les entreprises considèrent qu’elles peuvent appliquer une solution standard et ne comprennent pas qu’il y a différents degrés de surdité et différentes manières de communiquer », explique Marie-Laure Saurel. « La technologie est une aide précieuse, encore faut-il que les entreprises comprennent à quoi elle correspond ! »
Enfin, si l’offre technologique dédiée à la surdité tend à s’élargir au plus grand nombre, une part significative de la population sourde reste malgré tout en marge. Dans ce domaine, les études sont rares, mais selon le rapport gouvernemental de 2014, 22 % des sourds profonds et sévères ne maîtrisent aucun moyen de communication.
France 24