Ce n’est pas la première fois qu’un juge de la Cour suprême est soupçonné d’agression sexuelle. Le juge Clarence Thomas en 1991 avait été confronté au témoignage d’Anita Hill, qui l’accusait d’harcèlement : il avait cependant été confirmé sans retard notable et siège toujours à la Cour. Mais, en près de trente ans, les connaissances sur les conséquences traumatiques des agressions sexuelles ont progressé. Ces abus ne peuvent plus être minimisés comme ils l’étaient couramment autrefois. Portée par le mouvement #Meetoo de libération de la parole des femmes, qui a abattu bien des hommes de pouvoir, la saga de la confirmation du juge Kavanaugh enflamme l’Amérique, et illustre la profondeur de ses divisions politiques.
L’audition, jeudi 27 septembre, de Christine Blasey Ford et de Brett Kavanaugh devant la commission judiciaire du Sénat a été suivie en direct à la télévision par plus de vingt millions d’américains. Tous ont vu l’universitaire vaciller sous le poids de ses souvenirs douloureux, puis le juge laisser exploser sa colère, et même sangloter à l’évocation de sa fille ou de son père. Vendredi, c’est la courte vidéo de l’interpellation du sénateur républicain Jeff Flake dans un ascenseur du congrès par des victimes d’abus sexuels qui faisait la Une sur les réseaux sociaux : cet échange pourrait d’ailleurs avoir conduit le sénateur à réclamer l’ouverture d’une enquête par le FBI, ce qu’il a obtenu. Comme dans les meilleures séries télévisées, le processus de confirmation du juge Kavanaugh compte ses instants d’émotion, de suspense, de nombreux rebondissements, et l’issue de ce feuilleton est encore incertaine.
La proximité des élections de mi-mandat électrise le débat
A moins de quarante jours des élections de mi-mandat, la confirmation du juge est devenue un enjeu majeur de la campagne. Si l’enquête du FBI n’apporte aucun nouvel élément déterminant, deux démocrates en lice dans des Etats très conservateurs pourraient se prononcer en faveur de Brett Kavanaugh afin de ne pas détruire leurs chances de conserver leurs sièges : la sénatrice Heidi Heitkamp du Dakota du Nord, qui a déjà voté en faveur du juge Neil Gorsuch choisi par Donald Trump en 2017, et le sénateur Joe Manchin, élu de Virginie Occidentale, l’Etat qui a offert le plus de suffrages au président en 2016. Les républicains comptent eux trois votes incertains : celui de Jeff Blake, élu de l’Arizona farouchement hostile à Donald Trump qui ne se représente pas en novembre, et ceux de deux femmes, Susan Collins du Maine, et Lisa Murkowski, élue de l’Alaska. Le camp démocrate tente de galvaniser la gauche du parti pour qu’elle vote massivement en novembre, en faisant valoir que la conquête du Sénat leur permettrait d’entamer une procédure de destitution du juge. Plus probable, la reprise de la majorité à la Chambre des représentants leur donnerait le pouvoir d’enquêter sur les conditions de cette nomination, ce qui est déjà sérieusement envisagé par plusieurs élus.
Les républicains jouent, eux, une partie plus serrée : leur soutien au juge Kavanaugh leur coûtera sans doute cher au sein de l’électorat féminin, notamment dans les banlieues dont le vote avait été déterminant pour élire Donald Trump. Mais abandonner le juge risque de décourager l’important électorat évangélique, et de pousser l’aile droite du parti, déjà navrée par l’incapacité du Congrès à abolir la loi Obama sur l’assurance maladie, à bouder les urnes. Certains républicains, déjà plus ou moins résignés à une défaite aux élections de mi-mandat, ont tranché : tant pis pour le vote des femmes, le combat pour ce siège à la Cour suprême est prioritaire et stratégique.
La nomination d’un juge à la Cour suprême, un enjeu crucial
La Cour compte actuellement quatre juges conservateurs et quatre autres libéraux. L’arrivée de Brett Kavanaugh ferait définitivement pencher l’institution dans le camp républicain, et pour longtemps : il n’a que 53 ans, et les juges de la Cour suprême peuvent siéger à vie. Les juges les plus âgés de la cour ont été nommés par des présidents démocrates : Ruth Ginsberg et Stephen Breyer ont respectivement 85 et 80 ans, mais n’entendent pas quitter leurs fonctions avant la fin du mandat de Donald Trump. La nomination des juges à la Cour suprême est l’un des pouvoirs les plus importants du président américain car la Cour tranche sur des sujets clés qui touchent à tous les domaines. Elle arbitre les disputes entre les Etats, et elle est la dernière instance d’appel possible, après la Cour d’appel fédérale. La Cour se saisit d’environ quatre-vingt cas chaque année, sur les six à dix mille qui lui sont soumis.
Les huit juges qui font leur rentrée ce lundi vont s’atteler à quarante affaires déjà sélectionnées : certaines susciteront peu de polémique au niveau national, comme celle qui concerne la protection d’une grenouille en Louisiane, mais les deux cas qui concernent la peine de mort, et celui qui touche à la détention de migrants seront scrutés avec attention. D’autres sujets controversés seront sans doute abordés dans l’année, comme les discriminations à l’encontre des homosexuels, la pratique du découpage électoral, ou encore la remise en cause de la loi Obama sur l’assurance santé. Cas encore plus brûlant, la Cour pourrait être saisie si le procureur Mueller qui enquête sur l’affaire des ingérences russes dans la campagne décide d’assigner le président pour le contraindre à témoigner. La confirmation de Brett Kavanaugh est essentielle pour Donald Trump dans cette hypothèse, car le juge estime qu’un président en exercice ne peut être assigné en justice. Au-delà de ce cas particulier, l’aile droite du parti républicain compte sur les positions très conservatrices de Brett Kavanaugh pour remettre en cause le droit à l’avortement et le mariage entre personnes de même sexe.
Si l’enquête du FBI permet de collecter des éléments probants sur les agressions sexuelles imputées au juge, sa nomination sera sérieusement compromise du fait de la courte majorité républicaine au Sénat. En cas de vote négatif, Donald Trump devra nommer un autre juge, dont la confirmation ne pourra sans doute pas avoir lieu avant les élections de mi-mandat et un possible changement de majorité à la chambre haute. Mais quelle que soit l’issue du processus de nomination du juge choisi par le 45e président américain, la saga Kavanaugh laissera des traces : la plus haute instance judiciaire du pays aura bien du mal à redorer son image et à retrouver la neutralité qu’elle est censée incarner. La Cour suprême est devenue un lieu de lutte féroce pour le pouvoir, entre les deux principaux partis politiques du pays.
RFI