Le 29 juin 1992, le président algérien est froidement assassiné alors qu’il tient un discours à la maison de la culture d’Annaba. Un espoir disparaît et l’Algérie s’enfonce dans ce qui sera appelé la décennie noire.
« Les autres pays nous ont devancés par la science et la technologie. L’islam… » . Ce sera le dernier mot prononcé par Mohamed Boudiaf. Une explosion à droite de la tribune où il se tient vient brutalement d’interrompre son discours. Quelques secondes après il est criblé de balles par un homme en uniforme armé d’une mitraillette. L’itinéraire de ce combattant de l’indépendance au visage émacié, qui a consacré sa vie à l’Algérie, se conclut dans le bruit et le sang.
De la révolution à l’exil
Peu connu sur la scène nationale lors de son retour en Algérie le 16 janvier 1992, Mohamed Boudiaf est pourtant un héros de la lutte pour l’indépendance. Engagé très tôt, en 1950, dans la lutte indépendantiste au sein de l’Organisation secrète, branche armée du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques de Messali Hadj, recherché par les Français, il mène la vie d’un militant clandestin, parvenant à échapper à la police tout en séjournant en territoire français et algérien. Il est l’un des neufs chefs du Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA), futur FLN, qui déclenchèrent l’insurrection de la toussaint 1954, événement qui amorça la guerre d’Algérie.
Puis survient le spectaculaire coup de filet du 22 octobre 1956, digne d’un acte de piraterie de l’air. Le DC-3 qui transporte plusieurs chefs du FLN de Rabat au Caire est dérouté vers Alger par les services secrets français, aidés de la chasse aérienne. Ben Bella, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, Mostefa Lacheraf et Hocine Aït Hamed, cinq des neufs chefs du FLN sont mis aux arrêts. Incarcéré en France, Boudiaf continue de diriger le mouvement de libération en tant que membre du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ce n’est que le 18 mars 1962, peu avant l’entrée en vigueur des accords d’Évian mettant fin à la guerre d’Algérie, qu’il est libéré.
Mais l’euphorie de l’indépendance cède rapidement la place aux luttes fratricides et aux divergences de points de vue entre révolutionnaires animés d’un idéal démocratique et ceux résolus à imposer l’armée comme élément central du régime. Le FLN est érigé en parti unique dès 1962, avec à sa tête Ben Bella. Les dissensions entre le premier président de l’Algérie indépendante et Boudiaf se font de plus en plus virulentes. Boudiaf, qui considère qu’ « aucun parti populaire ne pourra naître à l’ombre des mitraillettes », rompt totalement avec le chef de l’État, qui ordonne son incarcération. En 1964, alors qu’il recouvre temporairement sa liberté, Boudiaf s’oppose vivement à la nouvelle Constitution et est condamné à mort. Il décide alors de quitter son pays, définitivement, pense-t-il. Une vie d’opposant politique en exil entre la France et le Maroc l’attend.
L’homme providentiel
Après un exil de 28 années, le destin de Mohamed Boudiaf bascule au lendemain du premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991, les premières élections pluralistes depuis l’ouverture à la démocratisation décidée en 1988. Le scrutin législatif débouche sur un raz-de-marée en faveur du FIS (Front Islamique du Salut), parti dont l’intention est d’instaurer un État islamique et la charia comme loi suprême.
Farouchement hostiles à l’arrivée au pouvoir du FIS, des officiers de l’armée algérienne s’opposent à la tenue du second tour, prévu le 16 janvier. Les généraux janviéristes organisent un coup d’État le 11 janvier afin d’interrompre le processus électoral. Dès lors, le président Chadli Benjedlid se voit contraint de démissionner et de dissoudre l’Assemblée nationale. Face au vide laissé par le départ forcé du chef de l’État, l’armée fait appel à Mohamed Boudiaf, en exil au Maroc.
Invité à prendre la tête du Haut Comité d’État, l’organe provisoire de l’exécutif mis en place par les militaires, Boudiaf, malgré l’oubli dans lequel son exil l’a fait tomber, bénéficie soudainement d’une aura populaire considérable. Il apparaît comme un homme neuf, intègre et peu impliqué dans les arcanes de la sphère politicienne. À 73 ans, l’homme n’a aucune envie de faire carrière et n’a qu’un souhait, remettre l’Algérie sur la voie de la modernité et de la démocratie. Son premier désir est de stabiliser l’Algérie, puis de parvenir à la tête de l’État par des élections démocratiques.
Mais le destin en décidera autrement ce 29 juin 1992 à 11h30 : alors que Mohamed Boudiaf est en train de délivrer sa ligne politique à un auditoire captivé, un individu posté derrière un rideau surgit sur l’estrade, lance une grenade pour faire diversion puis vide son chargeur sur l’homme en qui tant d’espoirs étaient placés. Trente personnes succomberont également lors de la riposte des éléments de sécurité. Détail macabre : la conférence est filmée en direct par la télévision algérienne…
Tout de suite les regards se tournent vers le FIS. Pourtant, l’homme que l’on identifie rapidement comme étant l’auteur des coups de feu, Lambareek Boumaarafi, est un membre du GIS (Groupe d’intervention spéciale), une unité d’élite de l’armée algérienne. En juin 1995, le procès de Boumaarafi se conclut par une condamnation à mort – qui ne sera jamais exécutée en vertu de la non application de cette peine depuis 1993. L’auteur de l’attentat reconnaît avoir agit de son propre chef tout en revendiquant ses « convictions religieuses ».
Mais le procès ne permet pas de faire la lumière de façon satisfaisante sur les circonstances et les motivations de l’assassin. A-t-il réellement agi de manière isolée ? A-t-il obéi à des ordres ? L’armée et les services de sécurité ont-ils suffisamment protégé le président ? Vingt-huit ans après l’assassinat de Boudiaf, l’opinion algérienne reste sceptique quant aux motifs de l’attentat, son auteur et ses éventuels commanditaires. Quant à la famille de Boudiaf, elle continue de réclamer que la vérité soit faite sur cet assassinat aux conséquences durables sur le plan national.
Source:jeuneafrique