Véronique Tadjo : « la littérature a cette faculté de créer un espace de mémoire »

L’auteure ivoirienne, Véronique Tadjo, vient de publier aux éditions Don Quichotte, En compagnie des hommes : un roman poignant sur l’épidémie Ebola.

De passage à Paris à l’occasion de la rentrée littéraire, Véronique Tadjo, romancière, poète et peintre ivoirienne qui partage sa vie entre Londres et Abidjan, nous a accordé un entretien dans un café de la capitale avant qu’elle ne reparte pour La City.

Auteure de romans plébiscités par la critique comme La reine Pokou – Grand Prix littéraire d’Afrique noire (2005) -, Véronique Tadjo revient avec En compagnie des hommes sur l’une des pires crises sanitaires de ces dernières années, l’épidémie Ebola qui a frappé une grande partie de l’Afrique de l’Ouest entre 2014 et 2016.

A travers une série de chroniques polyphoniques situées à mi-chemin entre le conte philosophique et le docu-fiction, celle qui écrivait en 2001 sur le génocide rwandais (L’Ombre d’Imana : Voyages jusqu’au bout du Rwanda) perpétue le devoir de mémoire. Entretien.

Avec En Compagnie des hommes, vous vous inscrivez dans la tradition du conte africain tout en y injectant une dimension docu-fiction. De quel pan de la littérature africaine avez-vous hérité ?

La forme que j’ai empruntée ici est hybride. On y retrouve une part de conte, mais aussi des sortes de témoignages et un côté roman noir. J’ai grandi en lisant Amadou Hampâté Bâ, Léopold Sédar Senghor, que je vois comme un poète et comme un conteur. Il n’y a qu’à lire les belles aventures de Leuk-le-Lièvre ! Mais aussi avec l’Ivoirien Bernard Dadié. Le conte est encore très présent chez nous. Il y a un grand festival autour du genre en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou encore au Bénin (Festival International du Conte et de la Parole, ndlr).

Derrière la réalité de l’horreur, on retrouve aussi une dimension poétique. Vous écrivez à ce sujet que « la poésie offre un peu de consolation face à la puissance absolue de la mort ».

C’était nécessaire d’offrir ces respirations. Le sujet est très dur. Beaucoup de personnes sont restées dans le déni, aussi bien en Afrique qu’en Occident. Les gens ont été fortement marqués, traumatisés par les images, à tel point qu’ils ont littéralement bloqué tout ce qui avait trait à Ebola. Il fallait aider le lecteur en trouvant une forme qui lui permette d’entrer dans un sujet difficile mais nécessaire. Plus on continuera à informer sur ce virus qui n’a pas quitté l’Afrique, mieux on sera armés pour affronter les catastrophes qui pourraient survenir.

Justement, vous évoquez « l’indifférence généralisée, qu’elle soit nationale ou internationale, face aux situations de crise en Afrique ».

Oui, je pense qu’on en sait beaucoup plus aujourd’hui. Pour autant, il faut rappeler que l’épidémie a été éradiquée mais que le virus est toujours latent. D’ailleurs, il y a récemment eu des épidémies, à plus petite échelle, au Congo. Mais on a appris à mieux les contrôler et les gens ont pris conscience qu’ils étaient leur propre remède.

Je suis très gênée par le système sanitaire en Afrique de l’Ouest. Et cette problématique-là, je ne suis pas certaine que les gouvernements l’aient encore compris. Ils ont bénéficié d’un certain nombre d’aides internationales, arrivées à mon avis un peu trop tard, et je ne suis pas convaincue que ces investissements aient été bien exploités. En cas de catastrophe, les hôpitaux ne sont toujours pas prêts. Et ça, ça me désole.

Vous écrivez sur l’absence de moyens investis dans les hôpitaux. Et insistez, notamment, sur les conditions difficiles des futures mères.

Cela nous confronte à des dangers énormes. On est toujours sur la corde raide. Ceux qui ont les moyens vont se faire soigner à l’étranger, et les autres sont lésés. En Afrique, l’hôpital est un mouroir. On fait tout pour ne pas y aller, et les gens se tournent vers les guérisseurs, même en ville. Les médicaments coûtent chers etc. J’aurais souhaité qu’il y ait une prise de conscience après cette crise sanitaire.

Le texte est ancré dans un contexte africain, mais offre une dimension universelle sur la place de l’homme dans la nature… Une manière de montrer que l’Afrique et l’Occident sont, in fine, concernés par les mêmes enjeux contemporains ?

Oui. Le virus Ebola n’a pas de frontières. Cela redonne à penser au panafricanisme. Ebola voyage, prend l’avion, le train… Nous avons un destin commun. L’Occident a vraiment réagi quand il réalisé que le virus pouvait arriver chez lui. Tant qu’il n’y avait que les images diffusées à la télévision, l’Afrique était vue comme le berceau de toutes les horreurs… de loin. Puis, on a compris que les frontières étaient artificielles.

On a parfois le sentiment en vous lisant que vous écrivez un roman à charge contre l’homme, lequel peut être monstrueux en détruisant la nature qui l’entoure, tandis que vous donnez la parole au virus, qui s’humanise…

Oui, c’est assez paradoxal. Je ne voulais pas que les gens pensent que le virus est le mal incarné. Il s’agit d’un fait de la nature. Raison pour laquelle la voix d’Ebola est aussi dure, parce qu’elle montre combien l’homme peut être destructeur sur beaucoup de plans. Les hommes détruisent la nature et s’autodétruisent. Quand est-ce qu’ils vont comprendre cela ? Ce n’est pas un message nouveau mais un message qu’il faut répéter. Ils ont peur d’Ebola, or ils devraient avoir peur d’eux-mêmes.

Quelle est votre part de vécu dans cette crise sanitaire ? De quoi avez-vous été témoin ?

J’étais en Côte d’Ivoire et on s’attendait vraiment à ce qu’Ebola traverse la frontière guinéenne et arrive jusqu’à nous. J’ai vécu dans ce climat de psychose pendant longtemps. Il fallait se laver les mains au chlore, ne plus manger de la viande brousse etc. On a fait construire un centre Ebola au cas où le virus atteindrait la Côte d’Ivoire.

De quelle manière vous êtes-vous documentée pour enrichir vos témoignages ?

C’est romancé, mais tout est basé sur des recherches. L’épidémie a touché la Guinée, la Sierra Leone, le Liberia, mais on ne sait pas dans le livre de quel pays on parle. J’ai pioché dans chacun de ces pays. Au niveau des personnages, je me suis nourrie de témoignages. Je voulais que le lecteur reparte avec de l’information. C’était important qu’il y ait cette transmission-là. L’ignorance est encore très grande. J’ai ressenti le besoin quasi immédiat d’écrire sur ce sujet-là pour rétablir une sorte de vérité. Il me fallait montrer qu’il y avait cette part de responsabilité collective.

Vous insistez sur ce devoir de transmission, de mémoire, en vous inscrivant à contre-courant de la vague afro-optimiste ambiante.

Pour moi, cela va ensemble. Il faut avoir un optimisme réaliste et ne surtout pas quitter des yeux les problèmes que le continent rencontre malgré l’émergence de la classe branchée. Je ressens ce besoin de dire les choses telles qu’elles sont.

Que pensez-vous de la nouvelle génération d’auteurs afrodescendants francophones qui ne veulent pas oublier l’histoire, à l’exemple de Gaël Faye qui, comme vous avec L´ombre d´Imana…, a écrit sur le génocide rwandais sans emprunter la forme du roman historique traditionnel ?

J’ai beaucoup aimé Petit Pays, et j’aime quand un auteur s’empare d’un sujet et parvient à trouver un angle qui n’a pas encore été traité jusqu’à présent. Et comme vous pouvez le constater, il y a encore des parutions sur le Rwanda, et je pense que petit à petit de plus en plus de livres vont sortir sur Ebola. Parce que la littérature a cette faculté de créer un espace de mémoire.

Quel(s)sujet(s) avez-vous encore envie d’explorer ?

J’ai envie d’écrire sur l’Afrique du Sud, où j’ai vécu 14 ans. Et sur ma mère ! C’est une artiste, qui a choisi de vivre en Côte d’Ivoire – elle est française – et ça m’a fascinée de vivre entourée d’artistes. D’elle, j’ai hérité l’art. Je suis peintre et j’aime définir ma peinture à l’aide d’un terme littéraire : le réalisme magique. Je pars du réel et travaille l’imaginaire.

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