« Cameroun 1958 » par Blick Bassy
3 décembre 2018En attendant, la sortie de son prochain album en 2019, Blick Bassy a réuni ses compatriotes camerounais, le rappeur Krotal et le conteur Binda Ngazolo, pour une veillée musicale très spéciale organisée à Paris par le festival Africolor ce samedi 1er décembre. Dans ce brillant hommage à Ruben Um Nyobè, leader indépendantiste assassiné par l’armée française en 1958, l’Histoire percute l’émotion et bouscule les codes musicaux.
« Les archives répondront un jour à vos questions », avait promis Jacques Foccart, secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches, pour ne pas en dire plus sur l’assassinat du leader indépendantiste camerounais Félix-Roland Moumié, en 1960. Soixante ans après la mort de Ruben Um Nyobè, compagnon de lutte de Moumié tombé sous les balles coloniales dans la forêt camerounaise en 1958, l’affiche de la trentième édition du festival Africolor pourrait lui rétorquer : ce sont les artistes qui vont répondre à vos questions !
Pendant que la manifestation des gilets jaunes s’essouffle dans la nuit parisienne, le centre FGO Barbara affiche complet pour cette soirée histoire et musique. Il ne s’agit pas vraiment d’un concert, mais plutôt d’une « veillée musicale » dans laquelle le public assis autour des artistes et participe à une « causerie » sur les pages oubliées de l’histoire des Indépendances.
Au micro, le chanteur et compositeur Blick Bassy, le rappeur Krotal et le conteur Binda Ngazolo sont questionnés par le directeur du festival Africolor, Sébastien Lagrave, et par le public qui vient apporter l’éclairage d’une mémoire intime sur ces sombres heures, et surtout sur le silence qui pèse encore aujourd’hui sur ces années de ce que des chercheurs et historiens ont fini par appeler la « Guerre du Cameroun ».
« L’année 58 marque la mort d’un héros camerounais Um Nyobè. C’est un personnage clef dans la construction du pays. Mais hélas, beaucoup d’entre nous ne connaissent pas son histoire et le voient comme un terroriste ou un maquisard. Sa trajectoire résonne pourtant encore en 2018, car il avait prévu ce que vivent l’Afrique et le Cameroun aujourd’hui, notamment la menace de divisions due à l’instrumentalisation du tribalisme. Et, je suis personnellement lié à son histoire, car ma mère a vécu dans la forêt avec mon grand-père parce qu’on pourchassait les gens qui pouvaient avoir connu Um Nyobè. En 2014, mon grand-père me parlait encore de ça en chuchotant comme si on allait l’arrêter d’un moment à l’autre juste pour avoir prononcé ce nom au Cameroun : Um Nyobè. » explique Blick Bassy, installé en France depuis plus de 10 ans.
Cette histoire a d’ailleurs inspiré à Blick Bassy son prochain album qui sortira au printemps prochain et sera hanté par le fantôme d’Um Nyobè. Mais ce soir, il a laissé son vieux père le conteur Binda Ngazolo ouvrir la partie musicale de cette soirée spéciale.
Accompagné par les excellents musiciens de Blick Bassy, Alexis Anerilles (claviers, trompette), d’Edwin Dharil Denguemo (cajon) et Johan Blanc (trombone), Binda Ngazolo fait remonter la trajectoire d’Um Nyobè jusqu’aux racines du traité Germano-Douala de 1884 avant de dérouler l’histoire du pays avec humour. Ngazolo conclut et ouvre sa performance par les chants de villageois qu’il a entendu le jour de la mort du leader syndicaliste de l’Union des populations du Cameroun, dont le nom et le corps ont été enfouis sous une chape de plomb afin que l’on ne puisse pas lui rendre hommage ni l’honorer de rituels traditionnels. Comme lui, de nombreux membre du l’UPC ont vécu pendant des années, cachés dans la forêt pour échapper à la répression.
« Ce sont des choses qui me parlent aujourd’hui et qui viennent renforcer ma démarche actuelle, qui est de dire que pour survivre, il faut bien connaître la nature et le rôle de chaque élément dans lequel on vit, que ce soit dans le business de la musique ou la forêt. Um Nyobè était connecté à nos traditions. Quand il se cachait, il avait toujours son « sac Mbog » dans lequel on met des écorces et des choses qui permettent de survivre face à l’adversité. Le jour de sa mort, son compagnon de lutte et son sac avaient disparu. Dedans il y avait, paraît-il, une potion qui le rendait invisible… » raconte Blick Bassy.
Pour rendre visibles et audibles les combats d’Um Nyobè dans cette soirée parisienne, Blick Bassy, avait invité une vieille connaissance, et grande gueule du hip hop camerounais, un ami de plus de trente ans qui « se bat depuis longtemps contre la corruption »: Krotal.
Il s’en est fallu de peu pour que le rappeur camerounais ne puisse par arriver à Paris, car il a essuyé deux refus de visas. Grâce à une immense mobilisation, il a fini par obtenir son titre deux jours avant le spectacle. « Je ne sais pas vraiment pourquoi ces demandes m’ont été refusées puisque j’ai plusieurs tampons Shengen sur mon passeport, mais on est fiers d’être en France ce soir pour dire qui était Mr Um Nyobè ! jubile Krotal. C’est sûr que le fait qu’un festival en France lui consacre une soirée, ça peut faire grincer des dents, mais on ne parle pas d’un mythe. Cette histoire, on la connaît et on l’a même entendue de la bouche de ceux qui l’ont vécue ! On vit une époque où l’on est un peu perdus. La jeunesse doit se réapproprier sa véritable histoire. On va essayer d’emmener le public à l’intérieur de nos crânes et de nos âmes. »
Sur scène, l’art « pense » toutes les blessures, même celle du temps, de l’oubli, des mémoires trahies et des géographies violentes. La voix de Blick Bassy fait flotter un sublime blues. Éternel, intemporel, magique. Ces trois voix issues de divers univers prouvent que le hip hop n’est pas la seule arme pour évoquer l’histoire et les politiques. « On cherchera toujours à diluer le hip hop et nos musiques dans la pop en voulant la ranger dans des cases et des formats, mais il y aura toujours des artistes qui auront une âme libre, et ceux-là parleront encore et toujours » promet Krotal.
Avec des musiciens qui assurent la colonne vertébrale du show avec brio, la voix de Blick Bassy parle directement au cœur, elle conclut ces rencontres avec quelques titres de son dernier album Ako et de son futur album à paraître en 2019. Un instant magique suspendu entre les mémoires et l’avenir. Une leçon d’indépendance et de liberté.
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