« The House That Jack Built » : portrait de l’artiste en psychopathe
17 octobre 2018Lars von Trier, fidèle à son style sombre, raconte l’histoire de Jack, un tueur en série, qui considère ses meurtres comme des œuvres d’art.
Il y a, dans le nouveau film de Lars von Trier, trois motifs dont on pourrait dire, non pas qu’ils brisent forcément des tabous (après tout, il n’y a pas de tabous objectifs, mais uniquement ceux que la société considère comme tels) mais qu’ils risquent de heurter une sensibilité commune et contemporaine : le statut des personnages féminins du film, tous victimes et « stupides », comme le soulignera un dialogue, susceptible de favoriser une accusation de misogynie, une scène de brutalité dont sont victimes des enfants, enfin, l’évocation du nazisme et de ses réalisations techniques et architecturales à des fins de démonstration.
Il serait vain et fallacieux pourtant de considérer ces audaces comme relevant du simple souci de provocation d’un artiste poussant le bouchon un peu loin, par jeu ou par inconscience. Car ce qui se dégage de ce qu’il faut davantage considérer comme un essai cinématographique que comme une comédie macabre ou un film d’horreur apocalyptique, c’est la volonté de passer en revue ce qui fonderait une définition du Mal et les conditions de sa représentation. Subséquemment, ainsi s’agit-il d’énoncer peut-être une réflexion sur le rôle et la place de toute morale dans une activité humaine particulière, celle de l’art. Il fallait sans doute, pour cela, un remède de choc, le refus de toute demi-mesure au profit d’une rhétorique abrupte volontiers dérangeante.
Le film s’engendre sous la forme d’un dialogue en voix off, une conversation entre un nommé Jack (éblouissant Matt Dillon) et un certain Verge (Bruno Ganz), en fait la résurrection du Virgile qui guida Dante à travers les cercles de l’enfer dans La Divine Comédie. Jack est un tueur en série commentant placidement ses meurtres, à la recherche d’un sens qu’il ne trouve peut-être pas et à quoi cherche à répondre son interlocuteur, image du questionnement sceptique et rationnel.
Construit en chapitres baptisés « Incidents », le film de Lars von Trier détaille différents moments, qui sont autant d’assassinats commis par le personnage principal et saisis dans leur prélude et leurs suites immédiates.
Le personnage du tueur en série est une créature récurrente et banale, voire dérisoire, à force d’avoir été utilisée par un certain cinéma d’épouvante. Croque-mitaine cinématographique, mais révélateur aussi d’une certaine absurdité de l’existence (il est l’incarnation même du hasard fatal), le serial killer est aujourd’hui la figure épuisée d’un cinéma que le film de Lars von Trier s’amuse à déconstruire, entre effroi et éclat de rire.
Chaque meurtre dévoile à la fois la nature veule ou idiote des victimes elles-mêmes (la première est particulièrement agaçante, la seconde laisse entrer l’assassin parce qu’elle est guidée par l’appât du gain, etc.) et le labeur d’un petit travailleur de la mort particulièrement névrosé tout autant que psychotique qui va monter, méticuleusement, des installations macabres et grotesques avec les cadavres de ses victimes.
Un alchimiste médiéval
Mais la psychologie s’épuiserait à expliquer ce qui va se muer en grand dessein, celui de transformer les taches mortuaires du tueur en œuvres d’art. Les corps des assassinés deviennent les pièces d’un projet artistique bâti sur la mort et la destruction elles-mêmes. L’allégorie qui se dévoile désormais sous les yeux du spectateur pose, avec humour, la question de l’art, de ses finalités et des conditions même de son existence. La vision du cinéaste est sans doute moins immorale qu’amorale, et The House That Jack Built constate les limites de l’entendement rationnel et des prescriptions éthiques communes pour saisirl’irréductibilité de l’activité esthétique.
Cette conception de l’art pour l’art, ou plus exactement de l’art sans entraves, renvoie sans doute à ce refus de la modernité qui caractérise le cinéma de Lars von Trier depuis longtemps. C’est, notamment, dans le paradoxe qui consiste à regarder avec un détachement candide et scandaleux à la fois les horreurs de l’Histoire que se situe la vérité d’un chef-d’œuvre unique et exaltant.
Après sa trilogie « féminine » (Antichrist, Melancholia, Nymphomaniac), le cinéaste continue de s’affirmer comme un alchimiste médiéval, un artiste scrutant les abymes d’un monde originaire pour y retrouver l’élan pulsionnel, la formule secrète, entre kitsch et sublime, entre humour et romantisme noir, qui donnerait la clé tout à la fois d’une explication de l’Univers et de ses lois mystérieuses, ainsi que de la possibilité de sa transposition symbolique.
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