L’Express 7 octobre 1968 – La France vote pour de Funès
8 octobre 2018Au sommet de sa carrière, Louis de Funès incarne la France au même titre que de Gaulle.
Les informateurs politiques annoncent le prochain référendum pour le printemps 1969. Ils se trompent. Ce référendum, il est déjà commencé. En fait, il est même permanent. A intervalles soigneusement espacés, les électeurs déposent dans l’urne le bulletin qui fixe l’idée qu’ils se font de la France. Entre-temps, ils fixent, en achetant leurs tickets de cinéma, l’idée qu’ils se font des Français. Les résultats des deux consultations sont absolument concordants. La France des années 60 a un double visage. Celui, austère et officiel, de Charles de Gaulle. Celui, souriant et intime, de Louis de Funès.
Le film Le Tatoué est sorti sur les écrans parisiens le mercredi 18 septembre. A la fin de la première semaine, il était en tête des recettes avec 80 040 entrées. Au cours de la deuxième semaine, il a encore amélioré ce score record.
Pitreries
Et la fête continue. Hasard ? Coïncidence ? Mais ce fut le même phénomène lors de la sortie d’Oscar, de La Grande Vadrouille, du Petit Baigneur, des Grandes Vacances. La Grande Vadrouille reste détentrice du record absolu des recettes en France. Six films, durant la saison 1967-1968, ont franchi le cap des 500 000 entrées au cours de leur exclusivité parisienne : les trois de Funès de l’année (Les Grandes Vacances, Le Petit Baigneur, Oscar) en font partie. Avant le 31 décembre, Le Tatoué, puis Le gendarme se marie (qui sort le 30 octobre) auront encore amplifié la portée de ce référendum.
Autrefois, la courbe des recettes subissait des variations saisonnières. Aujourd’hui, de Funès a remplacé le soleil, la pluie et les jours fériés. Il suffit qu’il paraisse, et c’est Noël au box-office.
Sans doute ce succès a-t-il d’abord des causes élémentaires : Louis de Funès fait rire, et c’est un bon acteur. Mais il n’est pas le seul à faire rire, et l’on connaît bien des acteurs comiques qui n’ont pas sa notoriété, bien des films comiques (Les Cracks, Salut Berthe) dont les résultats sont loin d’être comparables.
La qualité du comédien est incontestable, mais non incontestée. Critiques et cinéphiles s’accordent à mépriser ses « pitreries ». Ses admirateurs eux-mêmes se contentent de le trouver « impayable ». Il en est peu (quelques professionnels du spectacle) pour admettre que Louis de Funès est un des plus grands acteurs français vivants. Dans Le Tatoué, il épure son jeu de ses dernières grimaces, accélère encore son agitation de frelon, danse, sautille, virevolte avec frénésie autour de Jean Gabin, jusqu’à escamoter les beaux restes de celui qui fut un grand comédien de l’écran. Bien qu’il en soit l’opposé sur le plan dramatique, psychologique et corporel, de Funès est probablement le Raimu de sa génération.
M. Prudhomme
Mais le talent ne suffit pas à expliquer le succès. D’autant plus qu’il a fallu vingt ans de patience à de Funès pour que le sien fût reconnu. Pendant ces dures années d’apprentissage, de Funès attendait son heure en observant la société où il vivait. Un jour, il put enfin abandonner son Colombey et sauter dans son personnage au cri de : « Français, je vous ai compris ! » Depuis trois ans, il astique, perfectionne, raffine, fignole, enjolive sa statue de nouveau M. Prudhomme. Et depuis trois ans, la France entière plébiscite cette image à la fois flatteuse et narquoise, amusante et terrifiante, que de Funès lui renvoie d’elle-même.
Le Tatoué marque le point ultime de ce phénomène d’identification. De Funès y incarne un riche marchand de tableaux, spécialisé dans l’industrie de la peinture naïve, qui découvre un dessin de Modigliani tatoué dans le dos d’un ancien légionnaire, et qui tente de convaincre cet insolite collectionneur de lui céder ce petit morceau d’épiderme. Sous la loufoquerie apparente de l’anecdote, se profile en filigrane une certaine image de notre société.
De Funès y complète le portrait de PDG irascible et forcené qui lui est devenu familier. Rien ne compte pour lui que l’argent, la réussite, faire des affaires vite et bien. Les sentiments, l’érotisme, l’amitié, la curiosité intellectuelle, le travail désintéressé, le loisir culturel n’ont aucune place dans cette vie entièrement tournée vers l’efficacité matérielle immédiate. Pour de Funès, tout s’achète, dans Le Tatoué, comme tout s’achetait dans Le Petit Baigneur ou dans Oscar. Comme dans ces films également, de Funès est un nouveau riche, empêtré des usages et des rites du milieu auquel il accède : il se complaît dans un luxe ostentatoire et tente en vain de se faire voussoyer par sa femme. Homme d’affaires entreprenant, il est aussi typiquement français en ceci qu’il manque de moyens : l’astuce, la roublardise, le système D suppléeront à ses insuffisances.
Choux farcis
Ambitieux effréné, de Funès entend encore, à travers les ans, le conseil de Guizot : « Enrichissez-vous ! » et il fonce tête baissée vers les voluptés comptabilisées de la société de consommation. Face à lui, se dresse l’autre image du Français, l’autre voie de l’histoire, l’autre option du choix d’aujourd’hui.
Après le Bourvil de La Grande Vadrouille, simple, naïf, fraternel et désintéressé, après le Robert Dhéry du Petit Baigneur, paisible et comblé, amoureux de pêche à la ligne et de cassoulet, voici Jean Gabin, héritier de grandes traditions coloniales, ancien légionnaire, aristocrate ruiné, et grand maître de l’art de vivre. Victorieux tourmenté, de Funès trouve toujours un homme heureux pour lui prêter sa chemise. Et lui montrer le chemin du bonheur. Direction : le passé ! De Funès finira par échanger son droit au bail contre un plat de côtes aux choux farcis. Il abandonnera la morose trépidation des affaires pour la sérénité d’un camping mérovingien, avec salut aux couleurs chaque matin et vie au grand air dans le souvenir des grands ancêtres, loin des tracas sordides de la TVA, du Marché commun et du défi américain.
Les deux tentations de la bourgeoisie française, et à leur carrefour, son drame, sont ici caricaturés de manière exemplaire. Gabin peint les Français tels qu’ils étaient, de Funès tels qu’ils redoutent de devenir. Un colloque de la Société de sociologie sur « les transformations sociales de la France contemporaine » aboutissait à la conclusion que les Français « se dirigent vers l’avenir les yeux tournés vers le passé ». Le Tatoué illustre parfaitement cette définition, comme il illustre cette constatation de John Ardagh (La France vue par un Anglais) : « Ce que redoute le plus la France, c’est de perdre son visage en réussissant sa modernisation ». Paris-province, vie urbaine-vie rurale, hédonisme-activisme, nostalgie du passé-vertige du futur, angoisse et fascination devant le progrès : tous les grands problèmes de notre temps se trouvent reflétés dans le petit kaléidoscope farceur que nous tend Louis de Funès.
Comme de Gaulle
Le triomphe de ces films, c’est le général de Gaulle lui-même qui l’a expliqué au monde dans sa conférence de presse du 9 septembre. Les films de De Funès ne rapportent rien de « ce qui est scandaleux, douloureux, violent, destructeur ». Ils « ne s’irritent pas de ce qui est normal, national et régulier ». Bref, ils ne relèvent pas de « l’esthétique de la contradiction ». De même que Charles Maurras opposait au pays réel le pays légal, le général de Gaulle oppose au pays réel le pays culturel. Et c’est vrai que de même qu’il y a la France de mai sur les barricades et celle de juin aux urnes, il y a la France qui veut voir Genet dans les Maisons de la Culture, et celle qui attend le retour des Cloches de Corneville, il y a la France des Gauloises bleues et de Week-end, et celle de La Grande Vadrouille et du Tatoué.
De Funès, comme de Gaulle, jouit du soutien d’une vaste majorité. Mais il doit, lui aussi, affronter ses contestataires, qui dénoncent l’esprit conservateur, réactionnaire, voire poujadiste de ses films, et leur fonction euphorisante et anesthésiante. Quel Edgar Faure tentera de réconcilier les canards sauvages du cinéma avec ses enfants du Bon Dieu ?
Source L’Express