Un entrepreneur, aidé par l’UE, veut faire de la petite oasis du désert libyque un haut lieu de l’éco-tourisme de luxe en s’impliquant dans la restauration du patrimoine local. Est-ce un pari réaliste ?
Depuis Le Caire, l’autocar se dirige d’abord vers le nord, passe par Alexandrie, vire à l’ouest, longe la Méditerranée jusqu’à Marsa Matrouh, avant de repiquer vers le sud pour rejoindre sa destination finale : Siwa, à 600 km de la capitale, et à 50 km de la frontière libyenne. Pour parcourir cette longue épingle, il faut rouler pas moins de 12 heures et passer quelques check-points. La majeure partie du désert lybique est placée en zone rouge (formellement déconseillée) sur la carte « conseils aux voyageurs » régulièrement mise à jour par le ministère français des Affaires étrangères. Les pick-ups des trafiquants traversent encore cette mer de sable pour faire passer des armes de la Libye vers l’Egypte.
L’arrivée dans la palmeraie de Siwa, grande coulée verte qui jaillit d’un paysage aride, est un soulagement. L’oasis est baignée par une lumière douce et orangée. Au loin, des inselbergs érodés dominent le lac salé et offrent un décor de cinéma. « Je me croirais dans Jurassic Park », confie un touriste américain de passage. Au centre de la ville de 35 000 âmes, habitée depuis la Haute Antiquité, les charrettes à ânes côtoient de luxueux 4×4 pour touristes aisés en quête de désert, d’aventures et d’ « authenticité ». Les tricycles à moteur, principal moyen de locomotion adopté par les Siwis ces dernières années, grouillent de toutes parts transportant des passagers recroquevillés dans la benne arrière ou des cageots qui débordent de dattes.
Les Siwis sont un peuple sédentaire à l’organisation tribale et aux origines diverses, fortement influencé par la culture berbère d’Afrique du Nord-Ouest, mais aussi par les Bédouins de Libye, et des populations venues du Soudan. Depuis la construction d’une route en 1984 reliant l’oasis à la ville côtière de Marsa Matrouh, l’urbanisation de Siwa a explosé et l’activité salière, le commerce de produits agricoles et le tourisme se sont fortement développés.
L’influence de la vallée du Nil est de plus en plus marquée. Autour de la place principale, quelques commerces aux enseignes en plastique et aux couleurs flashy se succèdent et l’on trouve désormais des restaurants de foûl ou de ta’miya, spécialités égyptiennes. Dans les rues adjacentes se construisent de grandes villas à colonnes et moulures, nouvelles propriétés d’Alexandrins ou de Cairotes.
Perchées sur un massif, les ruines de la forteresse de « Shali » (« ma ville » en langue siwi) surplombent le nouveau centre-bourg. Elles sont les traces du passé de Siwa. Il y a une centaine d’années, l’ensemble des habitants de l’oasis vivaient dans une promiscuité extrême sur ce rocher. Aujourd’hui, seule une poignée d’ouvriers s’activent dans ces lieux semblables à une grande fourmilière abandonnée. Accroupi sur une charpente en tronc d’olivier, un homme applique une eau boueuse sur un pan de mur quasi millénaire. Bakreen Hamad, le chef du chantier de rénovation, fait flotter sa galabeya blanche dans les étroites allées labyrinthiques de l’ancien village fortifié. « Ce dédale a été conçu pour que les étrangers qui entrent dans le village sans être accompagnés se perdent et ne savent plus comment ressortir. Ainsi, les Siwis pouvaient facilement repérer les nouveaux venus. » explique le maître d’oeuvre chargé de reconstituer Shali à l’identique. « Chaque mur sur le point de s’effondrer est consolidé, nous ne détruisons rien » jure-t-il. En frottant le matériau granuleux, Hamad insiste sur l’urgence de sauver ce qui peut encore l’être « Vous le voyez, cette pièce va s’écrouler dans deux ou trois ans, alors nous commençons par les constructions les plus endommagées ».
La forteresse de Shaly, réputée imprenable, a été érigée au début du XIIe siècle afin de protéger les habitants de l’oasis des attaques de tribus étrangères belliqueuses. De larges remparts de dix mètres de haut ceinturaient le village, entrelacs d’étroites ruelles escarpées et succession de maisons de quatre à six étages. En 1926, trois jours de pluie diluvienne, rarissimes dans la région, ont ravagé la cité construite en « kershef », un mortier isolant, mélange de boue, de sable et de concrétions de sel séché, extrait des deux grands lacs salés qui bordent l’oasis.
Pour préserver et restaurer ce patrimoine menacé de disparition, l’Union européenne a débloqué 540 000 euros. Un projet co-financé par l’agence de développement internationale pour la qualité environnementale et des micros et petites entreprises (EQI SME, « Naw3eyyet il Bee’2a ») à hauteur de 60 000 euros. Les travaux doivent s’achever en 2020.
« Pour moi, imaginer que Shali puisse être un jour restaurée c’est un rêve depuis que je suis tout petit. C’est notre histoire. Nous étions sur le point de perdre cet héritage unique », commente le Siwi Hadi Hamid dans un français parfait. Ce guide touristique et employé de la mairie se souvient des histoires de son grand-père, né à Shali, relatant la vie quotidienne dans cet îlot au milieu du désert. « Cet héritage, c’est une fierté », dit aussi Youssef*, employé d’une usine de mise en bouteille d’eau minérale.
Le projet prévoit également de créer un centre de soins, et un « haut-lieu de l’éco-tourisme » à l’international selon Mounir Neamatalla, président de EQI.
Ce chrétien venu du Caire a vu en Siwa un grand potentiel touristique dès le début des années 1980, « à condition de préserver l’authenticité des lieux » explique-t-il au téléphone. L’homme d’affaires a remis au goût du jour l’utilisation du « kershef », en retrouvant les plus vieux habitants du village afin qu’ils transmettent leurs techniques de confection.
Depuis, il a construit un resort « éco-responsable » et deux hôtels en utilisant ce matériau traditionnel. Mondain et influent, il parvenait même dans les années 2000 à inviter Gérard Depardieu, le Prince Charles, la reine de Belgique ou Antoine de Caunes pour faire la promotion de Siwa et de son éco-lodge de luxe, Adrere Amellal, au pied de la montagne blanche. La restauration de la vieille mosquée de Shali au minaret en forme de cheminée de fabrique s’est également conduite sous son patronage. « Il a une capacité de persuasion impressionnante, il sait comment lever des fonds et faire marcher son business », commente un diplomate européen.
En remportant l’appel d’offres de l’Union européenne, il imagine pour Shali un centre d’activités culturelles capable d’accueillir des artistes en résidence, des artisans venus de tout le pays, des créateurs locaux. De quoi satisfaire une clientèle « ouverte », « sensible à l’environnement et à la culture » dit-il, mais aussi au portefeuille bien garni. En somme, Mounir Neamatalla veut créer un anti-Charm el-Cheikh, et proposer une offre touristique radicalement différente en Egypte.
Pour l’UE, « le projet contribuera à stimuler l’économie de Siwa en améliorant sa réputation internationale en tant que destination d’écotourisme de premier plan et en renforçant le développement durable à Siwa (…). »
Mais un bon connaisseur de la région qui souhaite rester anonyme confie : « Je ne crois pas au retour du tourisme de luxe, en raison des problèmes de pollution, de démographie, de gestion des ordures, l’interdiction presque totale des excursions dans le désert, Siwa ne peut plus être vendu comme un paradis perdu ».
L’anthropologue Vincent Battesti, chercheur au CNRS, estime lui, que la « soif d’authenticité » des promoteurs et des touristes n’est pas sans conséquence : « on risque en même temps d’un côté la « folklorisation » de la culture siwie et de l’autre l’acculturation, sinon l’assimilation dans le creuset de la vallée du Nil. »
20 027 touristes ont visité Siwa en 2016, dont une grande majorité d’Egyptiens, et 21 746 en 2017, selon l’Office du tourisme. Une nette augmentation des visiteurs étrangers a déjà été constatée pour l’année 2018 malgré les restrictions des pays occidentaux.
RFI