Abroger le mariage pour tous comme le souhaite Le Pen ?

Jouons à la politique-fiction. Le 7 mai au soir, Marine Le Pen est choisie par une majorité d’électeurs au second tour de l’élection présidentielle. Elle débarque à l’Elysée et peut ainsi dérouler son projet d’extrême droite. Parmi les 144 propositions «patriotes» de son programme, la candidate du Front national jure notamment vouloir «remplacer les dispositions de la loi Taubira, sans effet rétroactif» par un «Pacs amélioré». En d’autres mots, la représentante frontiste promet d’abroger la loi dite du mariage pour tous, sans démarier les 32 600 couples homos qui se sont unis depuis quatre ans. Peut-elle réellement y parvenir ?

«Ce qu’un législateur a fait, un autre peut le défaire»

La question est d’abord politique : est-il possible pour la candidate du FN de faire voter un projet de loi d’abrogation du mariage pour tous ? Au préalable, tout dépend des rapports de force qui peuvent se dégager lors des futures législatives, car rien ne peut empêcher une majorité circonstancielle hostile au droit des LGBT à se marier et à adopter (par exemple, FN et LR) de revenir sur la loi Taubira. «Si une majorité de parlementaires souhaitent abroger la loi du 17 mai 2013, c’est techniquement faisable. Ce qu’un législateur a fait, un autre peut le défaire, soulève ainsi l’avocate Caroline Mécary, spécialiste du droit de la famille. Mais, à supposer que Marine Le Pen gagne, aura-t-elle une majorité politique aux législatives ?» Or, si on se fie aux résultats du premier tour, ils sont insuffisants pour que le Front national puisse gouverner, la candidate frontiste étant arrivée en tête dans 84 circonscriptions. De quoi en revanche permettre a minima la constitution d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.

Autre obstacle : selon un sondage Ifop de septembre 2016 commandé par l’Association des familles homoparentales (ADFH), une large majorité de Français (65%) sont favorables au maintien de la loi ayant ouvert le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même genre. Un tel retour en arrière pourrait susciter la réprobation de l’opinion, et une forte mobilisation à l’initiative des associations LGBT (ainsi que de leurs soutiens) serait coûteuse pour le nouveau pouvoir élu. D’ailleurs, à l’étranger, il n’existe à l’heure actuelle aucun exemple de retour en arrière sur le droit au mariage des personnes LGBT, malgré des tentatives, notamment en Espagne où les conservateurs du Parti populaire (PP) ont essayé sans succès de faire adopter une loiafin d’interdire le mariage aux couples homosexuels en 2007. «En France, il n’y a que le régime de Vichy qui soit revenu sur des droits», rappelle à ce propos Me Mécary. Mais sait-on jamais : il y a deux siècles, le divorce autorisé par la Révolution  française a bien été abrogé en 1816 avec la Restauration, avant d’être de nouveau autorisé (d’abord de manière restreinte) par la loi Naquet en 1884.

Jurisprudence «à effet cliquet»

Au-delà de l’univers des possibles politiques, qu’en est-il ensuite du juridique ? Admettons que l’abrogation de la loi Taubira soit votée par une majorité de députés, le Conseil constitutionnel pourrait-il censurer le texte ? C’est là que les avis divergent, entre une minorité de juristes toujours opposés au mariage pour tous et ceux qui y sont favorables ou le considèrent comme un acquis. Ainsi le président du think tank Institut Famille et République, Guillaume Drago, un professeur de droit public proche de la «Manif pour tous» estime dansla Croix qu’«il n’y a aucun obstacle, ni constitutionnel, ni dans le droit européen à la révision de la loi de 2013». Or, l’affaire est bien plus complexe. Caroline Mécary estime que le Conseil constitutionnel censurerait le texte «car la jurisprudence considère qu’à partir du moment où on a accordé un droit fondamental, on ne peut pas revenir en arrière».

Elle fait ici référence à ce que les juristes appellent la «jurisprudence à effet cliquet», mise en évidence le 11 octobre 1984. Dans cette décision sur les entreprises de presse, le Conseil constitutionnel affirmait que «s’agissant d’une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale, la loi ne peut en réglementer l’exercice qu’en vue de le rendre plus effectif». Cependant, elle n’a jamais été réutilisée. «Il n’y a pas de traces indélébiles de cette jurisprudence. La seule chose dont on est certain, c’est qu’il n’y a ni droit constitutionnel et ni droit conventionnel au mariage des couples de personnes de même sexe, explique pour sa part le juriste Nicolas Hervieu, spécialiste de droit public et européen. Néanmoins, le fait de revenir sur le droit au mariage pose des questions notamment en matière de rupture du principe d’égalité. L’abrogation créerait deux catégories de couples de même sexe, ce qui peut être considéré comme une discrimination. Le vrai angle jurisprudentiel, c’est donc le principe d’égalité et la question de la discrimination.»

«Intérêt supérieur de l’enfant»

Imaginons que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) soit saisie en dernier recours par un couple s’estimant lésé. Peut-elle alors retenir ces arguments pour condamner la France ? «A mon sens, la CEDH estimerait qu’à partir du moment où un Etat a accordé un droit fondamental, il ne peut pas revenir en arrière, anticipe Caroline Mécary. Et puis, on ne peut pas remettre en cause les mariages déjà célébrés. Les couples seraient placés dans des situations de fait différentes : il y aurait donc une discrimination entre eux, ce qui est contraire à l’article 14 de la convention.» Le fait est qu’en abrogeant la loi du 17 mai 2013, on touche également à l’adoption et à la filiation qui y sont intimement liées, et donc aux droits parentaux. Et là, «il y a de fortes chances que les juges européens prennent en considération l’intérêt supérieur de l’enfant», complète Nicolas Hervieu, dans son droit au respect de la vie familiale (article 8). A ce sujet, depuis plusieurs années, la CEDH a produit un corpus jurisprudentiel afin de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, notamment en intimant par cinq fois la France de transcrire les états civils des enfants nés par GPA à l’étranger dans les registres français.

Enfin, jusqu’à présent (et ce fut encore le cas l’été dernier dans un arrêt sur le mariage de Bègles en 2004), les juges européens ont toujours exprimé leur position «en l’état» sur la non-reconnaissance conventionnelle du droit au mariage. Autrement dit, en droit européen, il n’y a pas de droit au mariage pour les couples de même sexe. Cela dit, «rien n’exclut que la Cour européenne infléchisse cette jurisprudence», ajoute le spécialiste de droit européen. De ce fait, si un jour la CEDH constatait «un consensus européen sur la reconnaissance du droit au mariage pour tous, les juges de Strasbourg ne s’interdiraient pas d’en faire un droit conventionnel», envisage Nicolas Hervieu. Ce qu’ils ont d’ailleurs fait avec le droit à une union civile en condamnant en juillet 2015 l’absence de reconnaissance juridique des couples homos en Italie. Dix mois plus tard, en mai 2016, Rome donnait enfin un statut juridique à la conjugalité homosexuelle en adoptant l’union civile pour les homos – mais dépourvue du droit à l’adoption.

 

Auteur: Libération – Liberation.fr

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