Un an après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la Turquie apparaît plus divisée que jamais. Sous couvert d’état d’urgence, le gouvernement turc a entrepris des purges massives et réprimé toute forme de contestation. Mais depuis la victoire étriquée et contestée du « oui » au référendum constitutionnel en avril dernier, les opposants au président Erdogan continuent de se mobiliser.
La nuit tombe doucement sur le parc Abbasaga, dans le quartier populaire et étudiant de Beskitas, à Istanbul. Réunis autour d’un petit amphithéâtre, une centaine de personnes écoutent attentivement les intervenants qui se succèdent. Ce soir, chacun est invité à exprimer sa colère face aux différentes formes d’injustices en Turquie : non-respect de la liberté d’expression, vague de licenciements dans la fonction publique, arrestations, la liste est longue. « Nous nous rassemblons ici tous les mercredis depuis les résultats du référendum constitutionnel d’avril, explique Ela Hasanoglu, une militante d’une soixantaine d’années, proche du HDP, le parti prokurde. Malgré la défaite du camp du « non » et notre déception, nous voulons conserver l’énergie que nous avions pendant la campagne. »
Sur des posters accrochés en arrière-plan de la scène, s’affichent les visages de Nuriye Gülmen et Semih Özakça. Depuis quatre mois, ces deux enseignants ont entamé une grève de la faim pour protester contre leur limogeage arbitraire. D’abord installés sur une avenue de la capitale, Ankara, ils espéraient sensibiliser la population à la cause des milliers de fonctionnaires congédiés depuis l’instauration de l’état d’urgence. À cause de leur popularité grandissante, les grévistes de la faim ont été interpellés au 75e jour de leur action puis placés en prison pour « propagande terroriste ». Malgré leur arrestation, ils continuent toujours de refuser de s’alimenter, au risque de leur vie. « Chaque jour, nous avons peur d’apprendre la nouvelle de leur mort », se désole Ela.
Comme Nuriye et Semih, 33 000 enseignants ont perdu leur travail depuis un an en Turquie. En tout, ce sont plus de 100 000 fonctionnaires qui ont été renvoyés sous prétexte de liens supposés avec des organisations terroristes. Au départ, les purges visaient seulement les sympathisants du chef religieux Fethullah Gülen, considéré par le pouvoir comme l’instigateur de la tentative du coup d’État. Mais, très vite, ces évictions à répétition sont devenues un moyen efficace pour le pouvoir en place de mettre au ban tous les opposants. Depuis 17 ans, Uraz Aydin était professeur de journalisme à l’université de Marmara. En 2016, il a signé, comme 1 128 de ses collègues, une pétition appelant le gouvernement turc à cesser sa répression dans le sud-est du pays, à majorité kurde. Depuis, il se savait dans le viseur des autorités : « L’attente était insupportable, raconte-t-il. À chaque nouvelle publication de décrets, je m’attendais à voir mon nom sur la liste des personnes radiées. Finalement, ça a presque été un soulagement quand j’ai appris mon licenciement en février. »
Mise à mort sociale
Depuis, Uraz ne peut plus être embauché dans aucune institution publique et son passeport a été annulé. « L’État veut m’empêcher de retrouver un travail aussi bien dans mon propre pays qu’à l’étranger », résume ce père de famille. Une situation intenable car même les entreprises turques hésitent à recruter d’anciens fonctionnaires limogés, de peur d’être elles-mêmes accusées de terrorisme. Pour survivre, ces derniers ne peuvent compter souvent que sur la solidarité de leurs proches. Face à cette forme de mise à mort sociale, les parias n’ont aucun recours. « Il n’y a pas eu de procès, on ne m’a même pas donné une seule explication », peste Uraz. La création d’une commission chargée d’examiner les cas litigieux a bien été décidée en début d’année. Mais avant même sa mise en œuvre, son efficacité et son impartialité font déjà débat.
C’est donc avec enthousiasme qu’Uraz a accueilli l’annonce, le mois dernier, de la tenue d’une marche pour la justice le long des 450 km qui séparent Ankara et Istanbul. Menée par Kemal Kilicdaroglu, le leader du CHP, principal parti d’opposition, cette manifestation pacifique a été lancée en réaction à la condamnation à 25 ans de prison pour « espionnage » d’Enis Berberoglu, un député du CHP (accusé d’avoir transmis des informations confidentielles à des journalistes). Le 9 juillet, entre 1,5 et 2 millions de personnes se rassemblent pour accueillir l’arrivée de la marche à Istanbul. À la tribune, Kemal Kilicdaroglu appelle le gouvernement « à mettre fin au coup d’État civil perpétré depuis la mise en place de l’état urgence ». Face à lui, la foule gigantesque lui répond aux cris de « Hak, Hukuk, Adalet » (droit, loi, justice). Une démonstration de force qui n’étonne pas Aysen Uysal. Cette universitaire, spécialiste des mouvements de contestation sociale, a elle-même été licenciée quelques jours plus tôt : « Aujourd’hui en Turquie, la majorité des gens ont peur de s’exprimer. Mais avec cette marche soutenue par un parti politique historique comme le CHP, beaucoup se sont sentis rassurés. Ceux qui nous gouvernent réprimeront toujours plus facilement les manifestations de petite envergure. Il faut que nous restions unis. »
Source:l’orient le jour